Eugénie Trochu, de stagiaire acharnée à la numéro « une » de Vogue France

Eugénie Trochu, de stagiaire acharnée à la numéro « une » de Vogue France

« J'étais malléable. J'arrivais la première et partais la dernière. » Dès ses débuts à Vogue Paris, Eugénie Trochu se montre acharnée. Elle finit par se faire repérer. Un jour, on lui propose d'écrire pour le magazine papier. « Ça faisait quatre ans que j'écrivais pour le web, cette proposition, c'était fou ! »

Ce soir-là, son rédacteur en chef traîne à partir. Elle reste tapie derrière son bureau. Objectif : lui faire lire directement l'article. « A l'époque, j'étais assise au bout, là-bas [elle montre du doigt le fond de l'open space depuis son nouveau bureau, NDLR]. » La jeune recrue attend 22 heures. Il sort enfin de son bureau. Elle lui montre son papier et Bingo ! C'est validé.

Eugénie Trochu sait comment marquer des points. « Je peux me montrer convaincante et je crois que c'est ça qui plaît aux gens. » Nul doute que cette force de persuasion a été décisive quand elle a candidaté pour un stage dans le temple de la mode. On est alors en 2010, elle n'a ni réseau, ni expérience dans la presse. Elle suit un master de littérature à la Sorbonne et, circonstance aggravante, « je venais de province ». Cette offre à Vogue fait tourner la tête de la jeune Normande, qui en oublie son premier rêve : devenir journaliste spécialisée en équitation. « J'étais passionnée par la mode. Au lycée déjà, je portais toujours des looks pas possibles, des santiags avec une fourrure rose », confie-t-elle en rigolant.

A l'entretien, elle tape dans l'oeil et décroche ce stage à la correspondance de Vogue U.S. à Paris. La recruteuse aime son look rock, ses collants déchirés, son très bon anglais. « Surtout, j'avais été serveuse, travaillé en boîte de nuit et j'avais cette passion pour les chevaux. J'avais un profil 'débrouillard'. » Une casquette touche-à-tout qui convient très bien au poste d'assistante à tout faire.

Eugénie Trochu doit désormais aussi bien organiser des agendas que ramener des cafés ou dénicher des accessoires introuvables dans la capitale française, absolument « indispensables » pour le prochain shooting. Elle endosse alors peu ou prou un de ces rôles d'assistante « Couteau Suisse » caricaturée (ou pas) dans le film « Le diable s'habille en Prada » qui s'époumone pour répondre aux exigences de la puissante Anna Wintour, grande prêtresse de la mode, aux manettes du Vogue américain depuis 1988.

Dix ans après, Eugénie Trochu a gravi tous les échelons. Anna Wintour est aujourd'hui sa N+2. C'est elle qui a propulsé la jeune femme de 32 ans directrice du contenu éditorial de Vogue pour la France. Eugénie Trochu l'avait auparavant rencontrée aux défilés de fashion week mais restait dans l'ombre de sa rédactrice en chef d'alors. Mais tout s'accélère il y a un mois et demi, quand la jeune salariée reçoit un mail de la part de l'assistante de la patronne : « Anna veut vous parler dans une demi-heure ». « J'en ai lâché mon stylo », se souvient Eugénie Trochu.

L'autonomie du magazine et sa cheffe en question

A la faveur d'une réorganisation, Anna Wintour veut remplacer la cheffe à Paris et cherche à mieux connaître les potentielles remplaçantes. Lors de l'entretien, Eugénie Trochu joue sa spontanéité qu'elle sait être sa carte maîtresse dans un milieu qu'on dit engoncé. « Je l'ai fait rigoler, je lui ai raconté d'où je venais et ma passion pour le cheval. On n'a presque pas parlé de mode. »

Eugénie Trochu, de stagiaire acharnée à la numéro « une » de Vogue France

Puis vient le temps de sa vision pour le futur de Vogue Paris. Eugénie Trochu insiste sur un point : donner à voir une mode plus accessible et ouvrir le magazine à la province, d'où viennent 70 % des lecteurs (et surtout lectrices). Sa première idée : supprimer « Paris » qui est logé dans le « O » de Vogue depuis septembre 1951.

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Anna Wintour achète l'idée. Depuis la promotion, les deux femmes s'envoient régulièrement des messages sur WhatsApp. « Anna est presque une copine, sourit la jeune responsable. Elle est toujours disponible si j'ai un souci. C'est vrai que c'est une icône et comme toutes les icônes, elle fait peur, mais quand tu apprends à les connaître, on se rend compte que ce sont des personnes comme tout le monde. »

La patronne de Vogue fait au passage le choix de promouvoir une pépite formée en interne. Certains diront qu'après un plan social visant une cinquantaine de postes, voulu par Condé Nast, propriétaire de la marque Vogue, cette nomination est un moyen de s'épargner un gros salaire, souvent accolé à un recrutement externe.

D'autres diront qu'adouber un jeune talent facilitera la mise sous tutelle du magazine parisien par le Vogue U.S. Eugénie Trochu a d'ailleurs perdu le titre de rédactrice en chef. En interne, on rétorque que cela ne change rien que comme tous les Vogue européens, le magazine français reporte désormais au rédacteur en chef unique, Edward Enninful à la tête de Vogue British.

Eugénie Trochu préfère, elle, souligner qu'en plus du papier, elle gagne la direction du contenu numérique, preuve d'un changement d'époque. « On m'a choisie parce que j'étais ‘digital first', et que j'avais mis sur pied, avec d'autres, le nouveau site internet et le compte Instagram qui compte 8,2 millions de followers. »

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Assurément, sa force de caractère et sa ténacité dans un milieu difficile (qu'elle confie avoir plusieurs fois voulu quitter) ont fini par payer. « Elle bosse nuit et jour », écrit Sophie Fontanel, romancière et journaliste de mode. « Depuis que je la connais, Eugénie ne fait que travailler. Non-stop. Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi dédié à son boulot », ajoute sur son compte Instagram Alexandra Vanhoutte, fondatrice de Tag Walk, un moteur de recherche pour trouver les modèles ou des tendances par mots-clés.

Dans ce tumulte, Eugénie Trochu confie pour l'heure ne pas avoir fondé de famille. Mais elle l'assure, le rythme effréné du magazine ne serait pas un obstacle. « Il ne faut pas avoir peur d'avoir des enfants tant qu'on est bien entouré. J'ai une équipe qui est comme une famille. On est quasiment tous arrivés en tant que stagiaire dans la rédaction. On s'est formé ensemble. Ils ont confiance en moi, j'ai confiance en eux. »

Vogue Paris devient Vogue France

Et puis, Eugénie Trochu revient à ses origines, comme une rengaine. « Dans le milieu de la mode, ne pas venir de Paris a longtemps été considéré comme une faiblesse. C'est aujourd'hui une force. » Et d'ajouter : « Les provinciaux ont cette ouverture, cette simplicité, on est plus accessible », estime-t-elle. Elle veut désormais que Vogue parle davantage à Marseille, Lille ou Nantes. C'est pour cela que si le magazine a perdu « Paris » dans son titre, il a gagné depuis quelques jours le mot « France ».

Dans un magazine qui n'a pas toujours eu la réputation d'être le plus inclusif, Eugénie Trochu entend parler à toutes les femmes, minces et rondes, blanches et de couleur. Elle reste marquée par la confidence, d'il y a quelques années, faite par une amie d'origine asiatique : « Je ne me reconnais pas dans ton magazine ». Le premier numéro de l'ère Trochu, à paraître le 4 novembre, portera Aya Nakamura en couverture. Message reçu.

« Je veux changer l'image de la femme française pour que tout le monde se reconnaisse. Aya Nakamura est une personnalité qui parle à tout le monde. Ici, on l'a métamorphosée : elle est chic tout en restant elle-même, une figure accessible qui incarne la femme française. »

Le pari du chic accessible

Ce désir d'ouverture parlera à la nouvelle génération mais on peut s'interroger sur le fait de vouloir rendre la mode accessible quand les pages vantent à l'envi sac et vêtements qui se vendent à quatre ou cinq chiffres.

Mais Eugénie Trochu assume : « mes contenus seront élégants, chics et accessibles, tout le monde pourra s'y retrouver avec des pages consacrées aux tendances à petits prix. » Au risque de perdre le rêve de la mode de luxe ? « Il serait horrible de dire que le rêve n'est que dans l'élitisme. »

Elle part pour Vogue… sans finir ses études

Après son stage chez Vogue U.S., Eugénie Trochu est embauchée par Vogue Paris. L'étudiante était pourtant sur le point de valider son master 2 (après avoir décroché un master 1 au Celsa) mais fait le choix de ne pas aller jusqu'au bout. Ses professeurs de l'époque la tancent de ne pas céder aux sirènes du marché du travail. En vain. Il y a quelques jours, une de ses professeurs apprend sa nomination et lui écrit un message : « Heureusement que tu ne m'as pas écoutée ».