Provoc, dégenré, écolo Comment Kering a réussi à bouleverser les codes du luxe
Publicité KERINGCette stratégie de créativité débridée lui réussit. Gucci, la vache à lait du groupe – 83% des 3 milliards d’euros de résultats opérationnel l’an dernier –, a enchaîné les records de croissance ces dernières années, même si elle marque le pas depuis deux ans. Yves Saint Laurent (YSL) a progressé de plus de 20% par an depuis cinq ans. Quant à Balenciaga, le nouveau phénomène de la planète mode, elle approche, selon nos informations, 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires. Même le plus petit, Bottega Veneta, renaît de ses cendres. Au total, le chiffre d’affaires de Kering dépasse les 13 milliards d’euros en 2020 et a encore progressé de 36% sur les neuf premiers mois de 2021.
Cet éventail de marques semble satisfaire son P-DG François-Henri Pinault. Depuis son arrivée en 2005, le fils de François Pinault n’a procédé à aucune acquisition de taille notable. Malgré les nombreuses rumeurs d’intérêt qu’on lui prête envers Ferragamo, Prada ou même Cartier. Après avoir recentré le conglomérat familial sur le luxe en évacuant toutes les enseignes de distribution (La Redoute, la Fnac...) ou de sport (Puma), il s’est contenté de quelques petits achats comme Girard-Perregaux, Brioni ou Pomellato, venus enrichir son portefeuille d’une douzaine de griffes de mode, d’horlogerie et de joaillerie.
Côté management, FHP, comme tous le surnomment, est plutôt relax. Quand son meilleur ennemi, Bernard Arnault, suit la stratégie de ses maisons Louis Vuitton ou Dior comme le lait sur le feu, lui délègue. Toujours entre Londres, où il réside depuis 2014, et les Etats-Unis, où travaille sa femme Salma Hayek, il préfère laisser la bride longue au duo directeur artistique - directeur général qui pilote chacune de ses maisons. La holding est là pour vous soutenir mais lâchez-vous et cassez les codes pourvu que cela crée du buzz et des ventes, semble-t-il leur dire.
Gucci a, ces dernières années, particulièrement bien respecté la consigne. Même si Hedi Slimane avait, avant lui, pas mal bousculé Yves Saint Laurent en épiçant la griffe française à sa sauce glam rock, Alessandro Michele, le directeur artistique (DA) de Gucci, a totalement réveillé la belle italienne. Du jour au lendemain, début 2015, les sacs et les chemisiers gris pour bourgeoise assagie ont fait place à un tourbillon de couleurs et de fleurs avec des doubles G partout. Et le nouveau DA ne s’est pas contenté de changer les vêtements ou les sacs. Il a pris la haute main sur l’ensemble des canaux d’expression de la marque: boutiques, vitrines, publicités, réseaux sociaux, etc.
A ses côtés, le directeur général, Marco Bizzarri, a veillé à ce que ce nouveau style romantico-baroque s’impose partout en un temps record. N’hésitant pas à remercier trois des six directeurs de zones qui manquaient d’entrain. «C’était très courageux, car Gucci était en perte de vitesse et cette transformation représentait de gros investissements», observe Luca Solca, analyste chez Bernstein. Le duo de choc a donc fonctionné chez Gucci. Mais d’autres duos font aussi des merveilles chez Balenciaga, YSL ou Bottega Veneta, et portent aujourd’hui la croissance. «C’est ce relais possible entre ses différentes marques qui fait la force du groupe Kering», estime le directeur du Printemps, Jean-Marc Bellaiche.
Ne reste plus, pour chacune d’elles, qu’à décliner cette nouvelle grammaire. Avec pour toutes une obsession majeure: séduire les moins de 35 ans. Chez Kering, ils représentent déjà plus de 65% du chiffre d’affaires, quand le cabinet Bain estime à 57% leur part dans la clientèle du luxe, grâce aux bataillons de Chinois. Côté produit, le style n’a donc plus rien à voir avec le bon chic bon genre du XVIe arrondissement.
Gucci comme Balenciaga jonglent avec le rap, le streetwear et la pop culture. Chez l’un, il n’est quasiment plus possible de distinguer le vestiaire masculin du féminin. C’est «gender fluide», comme ils disent. Chez l’autre les coupes sont «oversize» et les vêtements tiennent parfois du déguisement. Dans la boutique de l'avenue Montaigne, un manteau en poils de lurex à 18.000 euros côtoie un escarpin en plastique moulé par une imprimante 3D. «Ces pièces très créatives sont conçues pour attirer vers la marque et faire parler sur Internet», nous rassure la vendeuse en tendant de couvrir la voix d’Amy Winehouse qui crépite dans les enceintes. Même le discret Bottega Veneta, surnommé le Hermès italien, propose d’énormes godillots à donner le hoquet à la bourgeoise. Mais ils sont en caoutchouc biodégradable, alors ça va.
Toutes ces griffes multiplient les séries limitées. Non seulement avec des artistes, mais aussi avec les marques grand public prisées des jeunes, telles que Disney, Crocs ou The North Face. «Nous ne sommes plus dans un luxe de transmission mais dans des produits destinés à être instagramés avant d’être revendus sur des sites de seconde main», nous explique une journaliste de mode qui préfère garder l’anonymat. D’ailleurs, Kering, qui vient de prendre 5% du site Vestiaire Collective, est aussi en pointe pour maîtriser cette deuxième vie du produit. Chez Alexander McQueen, les bons clients peuvent par exemple revendre leur vieux sac en boutique. Et ils ont droit à un petit supplément sur l’estimation faite s’ils choisissent de dépenser l’argent sur place. Malin !
Mais leur coup de maître pour séduire les millennials est surtout d’avoir converti avant tout le monde les baskets, casquettes et tee-shirts en produits de luxe. Chez Balenciaga, les Triple S, sneakers chaussettes et autres représentaient près de la moitié des ventes il y a trois ans. Ces catégories dites «aspirationnelles» coûtent très cher (825 euros la paire de Sneaker Speed 2.0 et 295 euros la casquette Balenciaga) mais permettent aux ados, en se cotisant, de s’offrir leur premier frisson de luxe quand les sacs en cuir restent inabordables.
Or, selon nos informations, la marge brute sur de tels produits est souvent supérieure à 90% ! «Ce n’est plus la matière première qui est valorisée mais la marque», explique Joëlle de Montgolfier chez Bain. Comme ces produits sont encore trop chers pour les moins de 15 ans, Kering fait aussi son entrée dans les jeux vidéo: Gucci sur «Roblox» ou «Pokémon Go», Balenciaga chez «Fortnite». Là, les gamers peuvent s’offrir des «skins», c'est-à-dire des vêtements ou des baskets… virtuels. Comme ce sweatshirt Balenciaga à 8 euros vu sur «Fortnite».
De quoi faire du bruit sur les réseaux sociaux. D’ailleurs, tous les moyens d’expression sont autorisés pourvu qu’ils fassent monter les taux de requête sur Google. Demna Gvasalia, le même qui a transformé Kim Kardashian en veuve noire, vient aussi de détourner le dessin animé «Les Simpson» en se singeant lui-même aux côtés d'Anna Wintour, la prêtresse de «Vogue», lors de son dernier défilé parisien. Et hop, 86 millions de vues supplémentaires pour Balenciaga !
De son côté, Daniel Lee chez Bottega Veneta a tout simplement fermé son compte Instagram. «Du coup, on n'a jamais autant parlé de la marque sur les réseaux», s’amuse Erwan Rambourg, auteur de «Future Luxe». Les grandes maisons du groupe ont aussi pris leurs distances avec la Fashion Week, préférant défiler lorsqu’elles sont prêtes… Et que le champ médiatique est libre.
Provocateur dans le style, Kering s’affiche en même temps comme très politiquement correct, la RSE (responsabilité sociale et environnementale) en bandoulière. Certains considèrent François-Henri Pinault comme un visionnaire convaincu, notamment par sa femme, ce qui lui a permis de prendre la parole avant tout le monde sur les océans ou la biodiversité. D’autres hurlent au coup de com lorsqu’il annonce sur les plateaux télé arrêter la fourrure alors que cela représente moins de 0,2% des ventes de Kering.
Marie-Claire Daveu, la directrice RSE du groupe, reste la plus pragmatique: «Cela fait partie de ce qu’attendent nos clients, surtout les jeunes», nous confie-t-elle. Les engagements du groupe, qui finit souvent dans le peloton de tête des baromètres tels que le Dow Jones Sustainability Indices, sont en tout cas bien réels. Parmi eux, la réduction déjà avancée de 40% de son empreinte carbone d’ici 2025, le passage d’une agriculture traditionnelle à une agriculture régénératrice sur plus de 800.000 hectares, une fondation dédiée à la lutte contre les violences faites aux femmes, etc.
Chaque maison est invitée à s’engager sur une foule de sujets, parfois très politiques comme la lutte contre les armes à feu chez Gucci ou encore la protection animale chez Balenciaga. Lors du dernier défilé Simpson au théâtre du Châtelet, les petits-fours étaient tous végans. «Les marques ont une véritable capacité d’influence pour faire changer les comportements», continue Mme Daveu, ex-directrice de cabinet au ministère de l’Environnement. Mais les initiatives du groupe ne percolent pas toujours. Il n’y a qu’à jeter un œil sur le défilé Yves Saint Laurent de février pour se rendre compte que l’engagement pris en 2017 de ne plus employer de mannequin anorexique n’est pas respecté dans l’esprit.
En matière de distribution non plus, le groupe ne craint pas de casser les codes. Les boutiques Chanel ou Hermès peuvent encore être intimidantes. Plus celles de Gucci. La déco beige marron d’avant Alessandro Michele a fait place à un déluge de couleurs et de papiers peints fleuris. Les tables sont rondes, les fauteuils accueillants et le personnel de vente aux petits soins, même pour les footeux ou les ados coréens. Kering vient d’ailleurs de développer avec Apple une appli baptisée Luce qui permet aux vendeurs de ne plus quitter le client. «Elle donne accès à tout ce qui est disponible dans la réserve, propose des produits pertinents aux clients fidèles… le panier augmente ainsi de 15 à 20%», se félicite le directeur du digital de Kering, Grégory Boutté.
Et si les achats décollent, Gucci semble se soucier bien moins que Vuitton ou Hermès d’orchestrer la rareté. Certes, les ventes via des distributeurs tiers ne cessent de diminuer. Mais la marque organise ses propres soldes dans de grands outlets au Japon, en Italie ou encore aux Etats-Unis, où ils représentent 20% du chiffre d’affaires selon nos informations.
Elle conçoit même des gammes spécifiques pour ces magasins d’usine. Dans la banlieue de Florence, nous nous sommes dits intéressés par l'achat d'une quinzaine de sacoches pour une équipe de foot et la conseillère nous a proposé sept modèles «collection outlet» et quatre des années 2016 ou 2017 avec 50% de réduction. «Ces produits pour outlet sont d’un peu moins bonne facture pour réaliser une vraie marge malgré leur petit prix», nous souffle un concurrent qui fait la même chose.
Kering, Gucci en tête, est aussi précurseur dans l’e-commerce, qui représente déjà 13% de ses ventes en 2021. Tout s’est accéléré pendant le Covid. Et le groupe était du coup l’un des mieux préparés pour permettre d’essayer ses baskets en réalité augmentée ou pour vendre sur Zoom via de vraies conseillères à distance. Surtout, ses marques ont osé s’aventurer les premières sur l’e-commerce en Chine. Gucci y avait ouvert son compte WeChat dès 2011, dix ans avant les autres. Aujourd’hui, alors que Chanel se tâte encore, toutes les griffes de mode de Kering sont sur Tmall Luxury Pavilion, la vitrine luxe de l’Amazon chinois Alibaba. «Un acteur incontournable pour conquérir ce marché», estime Joëlle de Montgolfier.
Et la même liberté prévaut en matière de production. Gucci joue très peu la carte du «made in». Et pour cause. Si la marque est bien «d’Italie», difficile de savoir en revanche par qui et dans quelles conditions de travail sont réalisés ses ceintures ou ses sacs. Selon nos informations, seule 20% de la production est intégrée, contre 65% chez Louis Vuitton, par exemple. Le reste est confié à des sous-traitants (dont 30% en joint-venture), qui eux-mêmes sous-traitent.
Une organisation très pratique pour s’adapter aux pics de ventes. Mais un point faible pour la réputation du groupe. Lequel fait par ailleurs l’objet d’un redressement fiscal de 1,2 milliard d’euros en Italie pour avoir fait transiter pendant des années ses produits par des entrepôts en Suisse afin d’esquiver l’impôt .
De quoi fragiliser le groupe. Il pourrait l’être encore bien plus par l’essoufflement actuel de la locomotive Gucci. «La marque semble avoir atteint un point haut», estime Luca Solca. « Elle s'est peut-être laissé un peu enfermer sur les jeunes au lieu de chercher à vendre à tout le monde», suppose Erwan Rambourg. Mais le grand gourou Alessandro Michele n'a pas dit son dernier mot. Il fête les 100 ans de la marque en beauté avec la sortie fin novembre du film «House of Gucci», un défilé sur Sunset Boulevard à Hollywood, et a ressorti toutes les grandes icônes de la griffe dans une ligne Beloved à destination des plus de trente ans. Après tout, même les Chinois vieillissent.
Fraude fiscale: le volet français pas encore refermé
Une enquête pour «blanchiment de fraude fiscale» a été ouverte contre Kering par le Parquet national financier en février 2019. Cette enquête, comme l’a révélé Mediapart, est le volet français d’un montage fiscal qui a permis au groupe pendant des années de réduire ses impôts en France et surtout en Italie. En faisant transiter les ventes de tous ses produits de mode par une société suisse, LGI, Kering aurait échappé à 2,5 milliards d’euros d'impôts entre 2010 et 2017.
L'Italie, première flouée, lui a infligé un redressement de 1,2 milliard en 2019. Les activités logistiques et de vente passent depuis par un nouvel entrepôt à Trecate, dans le nord de la péninsule (notre photo). Le volet français, concernant 180 millions d’euros éludés par la marque Yves Saint Laurent, serait en cours de règlement. Plus discrètement, semble-t-il, que chez nos voisins. «Le groupe estime être à jour auprès des autorités fiscales françaises», nous indique son directeur financier, Jean-Marc Duplaix.