Arabie Saoudite : sous le voile la révolution – Jeune Afrique
Loin des clichés sur le silence auquel seraient vouées les Saoudiennes, une enquête de la journaliste Clarence Rodriguez relate le parcours de plusieurs féministes du royaume dont la lutte n’est pas si infructueuse.
Symbole d’une condition fantasmée de la femme musulmane, le voile intégral n’est plus de longue date l’apanage des États rigoristes du Golfe. Porté par la propagande salafiste de Riyad, il a gagné les faubourgs du Caire comme le centre-ville de Casablanca, les banlieues françaises et jusqu’aux cités du Nouveau Monde.
Pour les opinions occidentales, dans l’ombre du voile, c’est le silence et l’absence, comme s’il était une cloche à vide sous laquelle rien ne pouvait se créer ni se penser. La pièce de tissu transformerait la femme qui le porte en ombre creuse. Ce raccourci, alimenté par des médias à l’orientalisme latent, n’est-il pas aussi obscurantiste que la volonté de faire disparaître la femme sous le voile ? Et quand les médias occidentaux s’intéressent à ces « Saoudiennes d’exception » qui semblent faire mentir la règle, celles-ci « ne peuvent pas être estimées au-delà du fait qu’elles ne portent pas le voile », souligne l’universitaire Amélie Le Renard.
Une nouvelle vague de femmes saoudiennes
Laquelle rappelle le cas de la cinéaste Haifaa al-Mansour, réalisatrice du remarqué Wadjda, à propos de laquelle le quotidien français Libération titrait « Haifaa al-Mansour, en jeans et sans voile ». Les Saoudiens, eux, savent bien que le cœur d’une mère, d’une épouse, d’une sœur, d’une fille bat sous l’abaya, et que des pensées, des sentiments et une volonté peuvent s’y développer aussi sûrement que sous un vêtement « normal ».
Mieux, les idées d’émancipation et d’épanouissement individuel vantées par l’Occident se sont infiltrées sous les tissus et, face à la remise en question pacifique mais déterminée, par un nombre croissant de Saoudiennes, du conditionnement moral imposé par l’oligarchie politico-religieuse, la peur change de camp et amène le régime à faire des concessions.
Depuis une trentaine d’années, le royaume wahhabite vit une vraie Révolution sous le voile, titre d’un livre de la journaliste Clarence Rodriguez, correspondante de nombreux médias français à Riyad, qui relate les parcours de huit Saoudiennes agissant toutes, avec des points de vue et selon des voies contrastées, pour améliorer la condition de la femme dans le pays. Poursuivant ses rencontres, la Française en a tiré un documentaire diffusé en décembre 2015 sur France 5, Arabie saoudite, paroles de femmes.
Vivants et qui détonnent, mettant en scène des contestataires comme des parties prenantes du système, l’essai comme le documentaire cassent efficacement « l’image des Saoudiennes éternellement ou victimes et impuissantes, ou rebelles et réprimées » et relativisent le stéréotype d’un peuple uniformément réactionnaire et misogyne.
De Madeha, pionnière de la cause féministe, à la princesse Adela, fille et conseillère de feu le roi Abdallah, de Lina, fondatrice de l’équipe féminine de basket-ball de Djeddah, à Lama, businesswoman plus conventionnelle, ces Saoudiennes donnent à voir et à entendre des réalités plus nuancées que le noir et le blanc dont se parent les femmes et les hommes de leur pays. La plupart d’entre elles ont en commun d’avoir suivi des études aux États-Unis ou en Europe et d’y avoir découvert la notion d’égalité et les mouvements d’émancipation sociale.
Mais c’est bien plus au caractère trempé et à la nature combative de ces femmes qu’aux influences étrangères que la gent féminine d’Arabie saoudite doit les avancées de sa condition. Sans vouloir se présenter comme la « Saoudienne d’exception » prisée par les médias occidentaux, l’une des plus fameuses d’entre elles, Manal al-Sharif, rappelle que ces vocations restent exceptionnelles, concédant qu’« en définitive les femmes prêtes à s’engager sont très peu nombreuses – et encore moins celles capables de passer de la parole à l’action ».
La sienne a été mondialement remarquée quand, le 27 mai 2011, elle a posté sur YouTube une vidéo d’elle-même conduisant une voiture dans la ville d’Al-Khobar. Car l’Arabie saoudite reste le seul pays au monde où les femmes n’ont pas le droit de conduire et doivent s’en remettre à un chauffeur étranger ou à un membre de leur famille pour se déplacer.
De nombreuses revendications
Pour ce « geste totalement spontané », Manal est emprisonnée pendant neuf jours. Son exposition médiatique la mène au pilori de la société saoudienne. Mais le bien était fait : le mouvement Women2Drive (« femmes au volant ») était lancé, et le roi Abdallah ordonnait que de tels « écarts » n’entraînent plus d’incarcération.
Ce coup d’éclat n’était pas inédit. Le 10 novembre 1990, date fondatrice du mouvement féministe saoudien, quarante-sept femmes accomplissaient le geste tabou de prendre le volant et de défier en cortège les autorités pour revendiquer la liberté de se déplacer. Aujourd’hui photographe et psychothérapeute, Madeha al-Ajroush en a eu l’idée en voyant des soldates américaines conduire des blindés dans les rues de la capitale, alors que les troupes de l’Oncle Sam avaient pris pied dans la péninsule pour bouter l’Irakien Saddam Hussein hors du Koweït.
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Depuis, la permission de pouvoir conduire seule est devenue la revendication phare des Saoudiennes qui aspirent à davantage de liberté. Au-delà de l’anecdotique bravade présentée dans les médias internationaux, conduire est devenu pour les femmes un jalon essentiel sur la route de leur émancipation, le symbole du rejet du tutorat masculin imposé dans tous les aspects de leur vie.
Auteure du blog pionnier Saudiwoman’s Weblog, Eman al-Nafjan rappelle : « Les deux mesures principales que nous attendons, tout le monde les connaît : l’autorisation de conduire et la fin du tutorat masculin. » Cette autorisation, Haifaa al-Mansour, la première réalisatrice de films dans un pays où le cinéma est interdit, l’a octroyée symboliquement dans son long-métrage, difficilement créé mais mondialement apprécié, Wadjda : l’héroïne, une fillette de 12 ans, se bat pour avoir un vélo « comme les garçons » et finit par l’obtenir.
Cosmétiques, symboliques ou réelles, selon les points de vue, les concessions faites par le pouvoir aux revendications féminines se sont multipliées ces dernières décennies sous l’impulsion du précédent roi, Abdallah, efficacement conseillé par sa fille la princesse Adela. Pour la première fois, en 2011, le roi évoquait ses sujettes dans son discours à la Choura : « Nous n’accepterons pas de marginaliser les femmes », préfigurant d’indéniables avancées.
Mais la revendication automobile, bien que soutenue discrètement par certaines des plus hautes influences du royaume, n’est toujours pas à l’ordre du jour. Certaines combattantes, à l’image de Madeha, de Manal et d’Eman, militent en s’affranchissant des lignes jaunes fixées par le régime, dans le vent des Printemps arabes qui a fait trembler l’un des États les plus conservateurs du monde. Elles en ont payé un prix souvent élevé : Madeha a vu dix années de travail photographique brûlées lors d’un autodafé, Manal a dû s’exiler à Dubaï et Eman a mis un temps son blog en sommeil.
Mais le harcèlement des familles, notamment des hommes-chaperons, qui portent légalement la responsabilité de leurs actes, constitue l’intimidation la plus efficace. Car, bien au-delà de la menace politique qu’elles représentent, c’est l’atteinte à une conception de l’honneur patriarcal issue d’un héritage bédouin et islamique dénaturé par l’urbanité et l’oligarchie monarcho-religieuse qui est perçue comme sacrilège.
« La virginité des filles obsède et empoisonne », constate Eman. La femme qui se montre en public, c’est l’obscène, celle qui s’exprime, c’est la scandaleuse. Mais ces dernières restent convaincues de « l’effet papillon » qu’entraînerait leur réussite : le petit acquis d’aujourd’hui amènera les grands changements de demain.
Pour d’autres, plus en lien avec le système, donc moins militantes mais tout autant attachées à l’amélioration de la condition féminine, c’est plutôt « l’effet boule de neige » qui doit être visé, chaque succès ouvrant la voie à un autre, à un rythme supportable par une société majoritairement hostile au progressisme.
« Il ne sert à rien de précipiter le mouvement à tout prix, car on risque alors d’obtenir des résultats totalement contre-productifs en braquant les mentalités des réfractaires ou des timorés », affirme la femme d’affaires Lama Omar Aggad, fondatrice, dès 1990, d’un centre rassemblant des espaces de beauté, de sport, de bureaux, de restauration et de shopping à l’usage des femmes. Estimant « qu’on n’aura peut-être plus besoin [du tutorat masculin] d’ici à une dizaine d’années », elle martèle cependant « une chose à la fois ».
Autre partisane de la politique des « petits pas pensés », Hoda al-Helaissi, professeure d’université et membre de la Choura, explicite sa réticence face à la contestation militante : « Quand on voit où en est l’Égypte aujourd’hui, on peut penser rétrospectivement qu’on a échappé au pire. »
Mais qu’elles soient rebelles militantes ou souhaitant faire évoluer le système de l’intérieur, toutes ces femmes veulent envoyer le même message à leurs compatriotes : « N’ayez pas peur et surtout ne vous résignez pas : à femme vaillante, rien d’impossible, même au royaume des interdits, et notre réussite est la preuve que notre victoire à toutes est inéluctable. »
« Et les hommes dans tout ça ? » se demande Clarence Rodriguez en conclusion. Les huit femmes présentées dans son essai ne cessent de rappeler ce qu’elles doivent à un mari qui a épousé leur cause, à un père qui les a sorties des griffes de la police religieuse ou encouragées à travailler, à un frère qui a sacrifié son emploi pour les défendre. Et l’on pourrait dire que derrière chaque grande Saoudienne se cache un Saoudien. Non en chaperon austère mais en allié et en soutien.