Thierry Mugler, le couturier qui rendait les corps spectaculaires

Thierry Mugler, le couturier qui rendait les corps spectaculaires

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Immense créateur de mode, Thierry Mugler avait une originale et audacieuse vision de la femme qu'il a habillée pendant des années: conquérante tout en restant sexy. Star des années 1980, il est aussi à l'origine d'un parfum mythique: Angel. Physiquement, il s'est métamorphosé, accordant une part prépondérante à une apparence qu'il s'était choisie, une mue accompagnée d'un changement de nom: Manfred.

La flamboyance de son travail exceptionnel de couturier, mais aussi de photographe, est encore à découvrir dans l'exposition de ses créations au musée des Arts décoratifs jusqu'en avril. Il vient de décéder (de mort naturelle, d'après le communiqué de son agent) dimanche à l'âge de 73 ans.

Strasbourgeois d'origine, Thierry Mugler opte d'abord pour une carrière de danseur –le corps déjà. Il customisait ses propres tenues et est rapidement devenu créateur à son arrivée à Paris. Il crée ses premiers modèles pour Gudule. En 1973, une première marque s'intitule Café de Paris avant qu'il ne se lance sous son nom.

Très vite, il imagine un style très défini et construit. Il propose une vision de la femme qui finit par s'imposer dans son époque. Ses vêtements sont très structurés, la coupe architecturée, la carrure est large, exacerbée, et la taille de guêpe marquée.

Jean-Jacques Picart, qui a été son attaché de presse de 1974 à 1980, se souvient avoir eu le coup de foudre pour ce «personnage surréaliste, beau, mince, au physique de danseur et habité par Hollywood». Il ajoute: «Il faisait des défilés comme un metteur en scène construisait un film et il se choisissait un rôle dans le film où défilaient ses fantasmes... Les autres créateurs faisaient des robes, lui il créait un univers.» Il conclut: «Il a été heureux toute sa vie.»

A star is born

Une première boutique à son nom ouvre place des Victoires à Paris, tandis que son nom essaimera dans le monde, y compris au Japon, avec des licences à succès. Si sa femme est une conquérante, elle l'est avec séduction, parfois provocation. Il la transforme en sirène ainsi la spectaculaire robe «Chimère» à écailles portée par Adriana Sklenaříková (connue plus tard sous le nom d'Adriana Karembeu) en 1997. Une robe tellement lourde que lors d'une série de photos, la top model qui la portait s'est quasi évanouie après quinze minutes à la verticale. La séance s'est terminée avec le vêtement à l'horizontale, en position couchée.

Mugler carrosse les femmes de Harley Davidson, les transforme en soubrettes, en infirmières. La mode est un terrain de jeu sans fin pour lui. Il y ajoute aussi l'humour avec un tailleur imitant les pneus d'une voiture ou encore en faisant défiler des insectes avec des «bzzzzz» sur la bande-son du show.

Thierry Mugler, le couturier qui rendait les corps spectaculaires

Robe «Chimère» exposée au musée des Arts décoratifs, dans le cadre de l'exposition Couturissime. | Christophe Archambault / AFP

Ses défilés sont spectaculaires, son sens de la mise en scène inné. Pour le vingtième anniversaire de sa maison, grandiose, la salle parisienne du Cirque d'hiver était pleine (une partie des spectateurs avait pu acheter une place). Les modèles iconiques de la maison se succédèrent, portés par les tops du moment et une pléiade de personnalités dont Patricia Hearst, Tippi Hedren, Cyd Charisse et aussi un James Brown magistral interprétant en live «Sex Machine».

Si la femme a été le grand succès de Thierry Mugler, il a aussi imaginé des modèles pour hommes, avec toujours la carrure exacerbée. Il avait aussi opté pour le col Mao, dont un modèle porté par Jack Lang fit, en 1985, scandale auprès du public de l'Assemblée nationale où la cravate était de rigueur.

En 1998, il commence à créer des collections en couture et son défilé insecte demeure un véritable événement. Mais Clarins, devenu propriétaire de la marque, décide de mettre fin dans un premier temps à la couture. Finalement, Thierry Mugler arrête aussi le prêt-à-porter en 2002.

En quelques années, le monde de la mode a changé. Thierry Mugler le constatera en 2007: «Aujourd'hui les défilés, c'est autre chose, un phénomène marketing. Les filles se ressemblent, des cintres squelettiques sans âme. Quand je créais des collections, je travaillais avec des personnalités, il n'y avait que cela qui m'amusait. Au moins on bandait un peu pour Iman ou Sayoko... Je travaillais à l'ancienne, directement sur les filles, avec une histoire construite pour des actrices qui rentraient dans un scénario.»

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À une époque où peu de créateurs s'étaient risqués aux parfums, il développe, avec Véra Strubi et en partenariat avec Clarins, un projet extrêmement original. Il souhaite un parfum avec des accents de confiture, de chocolat, une sorte de gourmandise à l'heure du thé. Après plusieurs essais qu'il refuse, il est séduit par le travail d'Olivier Cresp, le parfumeur qui a l'idée étonnante d'utiliser l'éthyl-maltol, une note alimentaire. Cette dernière finira par révolutionner la parfumerie contemporaine et bouleversera le marché introduisant la notion de «gourmands».

En 1992, le succès n'est pas immédiat, mais la marque persiste et Angel, avec son flacon étoile et son jus bleu, devient un mythe et le numéro 1 des ventes en France pendant des années. Mais ce succès énorme cannibalise un peu la mode de Mugler. Les étoiles se multiplient sur les accessoires et le bleu devient incontournable. Cette réussite cosmétique projette vers le futur tandis que la mode, elle, demeure très années 1980.

Une page va se tourner pour la mode Mugler, mais le couturier continue de développer des parfums avec succès. Il travaille sur les concepts et est aussi le directeur artistique des images avec des audaces comme le robot bodybuildé d'A*Men ou le mutant janusien de son Eau de Cologne (avec sa molécule S comme sexe ou sperme?).

Affiche du parfum A*Men de Thierry Mugler

La mode Mugler sera relancée plus tard avec différents directeurs artistiques, dont David Koma ou actuellement Casey Cadwallader. La maison et ses parfums ont été cédés par Clarins à L'Oréal en 2020.

En 2007 Thierry Mugler, absent de la sphère mode et en pleine métamorphose, avait accepté que je l'interviewe sur la thématique du corps pour le journal culturel Faux Q. En arrivant, j'avais été surprise par son physique qui avait beaucoup changé, mais en deux minutes, tout sourire, il m'a mise complètement à l'aise au cours d'un entretien joyeusement ponctué de la consommation de Muscle Milk [une boisson protéinée, ndlr] et de bananes.

Il expliquait: «C'est très intéressant de changer son corps, l'entretenir et le réparer. J'ai eu des accidents de sport... je me trouvais un peu déglingué.... C'est quelque chose qui m'aide, moi qui vis beaucoup dans l'imaginaire. J'ai un régime de body builder, cela ne rigole pas! Sept repas par jour.»

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Metteur en scène

Après son départ de la mode, il travaille pour des spectacles. Pour le Théâtre du Soleil, il conçoit Zumanity, un spectacle pour adultes pour lequel il a voulu «apporter une humanité à ces créatures désincarnées du monde du cirque et de l'acrobatie... pour arriver la personnalité».

En 2013, il revient dans un théâtre parisien avec Mugler Follies où les tableaux reprenaient en partie ses tenues mythiques: insectes, femmes fatales et humour...

The Wyld à Berlin prolongea son histoire de mise en scène avec Cindy Sander.

Tout au long de sa carrière, il a habillé des personnalités, notamment les chanteuses, à commencer par Mylène Farmer ou Beyoncé. En 2019, pour le Gala du Met, Kim Kardashian a demandé que soit reconfectionné à ses mesures un de ses vêtements iconiques.

Avec la disparition de Thierry Mugler, c'est toute une époque qui se revisite sans doute avec nostalgie pour beaucoup. Donald Potard, consultant mode et ancien président du groupe Jean-Paul Gaultier, lui rend hommage sur Instagram:

«Bouleversé par le décès d'un très très grand couturier et d'un complice qui a révolutionné la mode des années 80 et 90. Thierry Mugler, fut jadis le premier parmi les créateurs, avec son hyper sexualisation du corps; sa dernière rétrospective disait tout sur son génie. Je me souviens de chacun de ses défilés de rêve et de folie aussi bien pour le prêt-à-porter que pour la haute couture que nous avons lancé la même saison en janvier 97 avec JP Gaultier. Adieu à toute une époque de folie et de créativité. Le monde de la mode est en deuil de lui-même aujourd'hui.»