La mode peut-elle encore se passer de collabs ? - ELLE.be

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Elles ont toujours existé, dès l’Ancien Régime et les associations de manufactures pour créer les plus beaux habits de la cour. Dans la période moderne, entre Dali et Saint Laurent, Picasso et Chanel. Depuis quelques années, la machine s’emballe. Les collaborations, eldorado marketing ou manière d’additionner les talents ?

En avril dernier, il y a eu le cas emblématique de la collection hybridée Gucciaga présentée par Alessandro Michele pour Gucci, en hommage à l’empreinte forte de Demna Gvasalia chez Balenciaga (un « hacking » consenti entre les deux maisons de luxe appartenant au même groupe). Partout, les collabs fleurissent, attisant la soif d’exclusivité et de rareté auprès de consommateurs galvanisés par la nouveauté. Dans le très rentable secteur des sneakers, lier deux noms déjà populaires assure généralement un succès commercial, avec des prix alignés sur la désirabilité.

Des associations de compétences

Pour certaines marques, c’est une manière d’explorer d’autres domaines de création qui ne sont pas les leurs, en se faisant aider par des ateliers rodés. Chacun apprend, et optimise ses propres savoir-faire. Ces alliances d’expertises ont toujours existé. Pour Laurent Dombrowicz, styliste pour de nombreux magazines internationaux, journaliste et consultant, « ce qui est intéressant et porteur de sens, c’est le mariage de mode contre nature. Quand une marque de luxe rencontre la technicité d’un équipementier sportif, comme K-Way x Fendi. Une idée simple suffit, et la collaboration devient légitime ». Dans cette veine, pour Y/Project, dont il est le directeur artistique, Glenn Martens initie régulièrement des associations avec des marques iconiques reconnues pour leur technicité, et leur insuffle un décalage sexy qui crée la surprise : Fila avec une ligne de sportwear red carpet, Canada Goose avec de l’outwear extrapolé, Ugg et ses inoubliables cuissardes dégoulinantes sur la jambe, Melissa Shoes et ses souliers de plastique baroques. Des valeurs sûres au départ, qui requièrent un savoir-faire spécifique, et jouissent, le temps d’une hybridation, d’une nouvelle originalité. Tout le monde y gagne, en particulier les amateurs de pièces de niche. Mais dans ses dérives, la formule surexploitée de la collab destinée à soutenir les ventes peut aussi aboutir à superposer des logos, à appliquer une image TikTokable. Visibilité au carré, rentabilité aussi.

Versatilité ou transdisciplinarité ?

Thierry-Maxime Loriot, directeur créatif, expert mode, commissaire d’expositions et écrivain, estime que, conjuguées aux réseaux sociaux, les collaborations représentent un outil marketing exponentiel : « Quand Kate Moss fait la campagne de Skims pour Kim Kardashian, la collaboration est très étudiée des deux côtés pour leur permettre de développer de nouveaux marchés à chacune. De même, Virgil Abloh chez Louis Vuitton signe probablement une nouvelle ère commerciale pour la marque aux États-Unis. Les gens influents – attention, pas les influenceurs ! – se servent des collaborations pour toucher d’autres audiences. C’est une façon de se renouveler, la coolitude des uns soutient la légende des autres. Dans le cas de la collaboration Dries Van Noten x Christian Lacroix, le créateur belge a eu l’intelligence, au lieu de faire du Lacroix, de faire “avec” Lacroix. Certaines de ces associations temporaires peuvent marquer l’histoire de la mode et des arts. Jean Paul Gaultier x Almodovar ou Jean Paul Gaultier x Jeunet et Caro (NDLR, pour « La cité des enfants perdus »), ce sont des échanges culturels qui ont influencé le succès de ces films, et le travail de Gaultier lui- même. » Culture qui se nourrit aussi parfois de façon non officielle de sources de mode.

Manque d’imagination ou signe des temps ?

Laurent Dombrowicz valide le principe des collaborations entre deux marques quand elles mettent en avant leur identité et leur savoir- faire respectif pour se rencontrer et se renforcer. « Mais à un moment donné, ça a dérapé, quand c’est devenu une systématique de marketing. Si on parle de collaborations arty, la plupart des marques ne font en réalité que payer des droits pour reproduire des œuvres sur un vêtement. C’est arrivé à plusieurs reprises chez Raf Simons. Or ce n’est pas l’essence de la collaboration, de se donner une conscience “arty” à moindres frais. En revanche, d’autres partenariats sont vraiment authentiques. Notamment celles de Raf Simons justement, avec Sterling Ruby, qui n’est pas restée en surface. Mais c’est plus rare dans l’industrie de la mode.

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Le deuxième cas où le principe de collaboration est dévoyé, c’est quand elle est consanguine. Par exemple, Supreme x Louis Vuitton. Ils ciblent le même public, il n’y a pas de confrontation d’univers, ça n’apporte rien en matière de créativité, c’est juste un effet de logos. Le troisième type de collaboration, et c’est la pire, c’est celle initiée avec des célébrités. Quand une marque n’a pas besoin de nom connu pour susciter l’intérêt, et que le résultat n’apporte rien. Il y a des célébrités qu’on se repasse entre maisons comme des fiches de cuisine, et on voit fleurir ces capsules “top model x telle marque de luxe ” où la seule chose qui se vend, ce sont des noms. La mode qui a tant critiqué les licences Cardin ou Lacroix fait du name dropping sans légitimité de création. » En partenariat détourné intelligemment mené, il cite les œuvres d’art signées Helmut Lang x Saint Laurent, ou les créations Longchamp x Jeremy Scott : « C’était très malin aussi, en mêlant des contraires, une maison ancienne et un chantre du pop. » Un avis que partage Herbert Hofmann, directeur créatif et responsable des achats du média d’analyses de commerce Highsnobiety, dont les collabs représentent une partie importante de l’activité. Pour lui, « il est très intéressant que les marques s’inspirent et se soutiennent en fonction de leur savoir-faire, en particulier quand il s’agit de maisons historiques qui cultivent une tradition forte, mais dont le plus grand atout n’est pas forcément le story telling ». Dans cette configuration-là, les partenariats constituent une opportunité de renforcer à la fois communication et transmission.

Partenaires particuliers cherchent collab particulière

Autre responsabilité, et pas des moindres : celle de bien verrouiller la dimension juridique de ces associations. Corinne Champagner Katz, avocate au Barreau de Paris, spécialiste en propriété intellectuelle, rappelle qu’« il s’agit d’un exercice à la fois intéressant et contraignant. En droit, on appelle plutôt ça des “partenariats”, pour un shot ou sur la durée. Les compétences d’une maison font effet tremplin aux compétences de l’autre. Certaines industries créatives contribuent très fréquemment à réaliser des produits pour une marque mais on ne le saura jamais, parce que ça se fait en B2B, au niveau des matières premières. Ce qui fait une “collaboration”, c’est quand les noms sont connus et communiqués. C’est la configuration qui apporte le plus de valeur ajoutée. Les contrats doivent être bétonnés pour consigner qui apporte quoi, pour valoriser ces nouveaux actifs immatériels que crée ce partenariat. Il faut en définir le périmètre à la fois dans les produits, dans la visibilité et dans le temps. Et bien sûr, cadrer la répartition financière. A cet égard, la créativité juridique n’a pas de limites non plus ».

Mais une collaboration, c’est aussi un défi de coordination, qui n’a pas échappé à Yves Bensimon, responsable des collections Bensimon : « Il faut être conscient que c’est beaucoup de travail, ça monopolise toute une équipe pour un seul projet. Nous sommes très sollicités, mais finalement nous en acceptons peu, parce qu’il faut que ça colle avec notre identité. » Pour sa collection printemps-été 2017, Demna Gvasalia, alors chef de file du collectif VETEMENTS, avait initié une collaboration avec 18 marques populaires (Eastpak, Reebok, Alpha Industries, Levis, Manolo Blahnik, Juicy Couture, Brioni, Schott, Canada Goose, Dr. Martens... ) pour intégrer leur culture universelle à sa démarche subversive. Il en a résulté 18 mini-capsules destinées à une jeunesse avide de références. Demna expliquait à l’époque avoir choisi des marques plus professionnelles pour gérer des produits précis, parce qu’elles en avaient la capacité, les moyens et pouvaient tenir les délais. Pour eux, qui était alors le meilleur pour les tailleurs ? Brioni. Pour les chaussures sexy, les pumps pour femmes ? Manolo Blahnik. Pour les cuirs ? Schott, qui s’était chargé de la fabrication des perfectos. Chaque produit était devenu le fruit d’une collaboration différente, et un carton plein. Mais pas d’une parenthèse de détente : ils ont réalisé après coup l’ampleur du défi logistique, entre Reebok qui assurait son développement en Chine, Manolo Blahnik en Angleterre, Juicy Couture à Los Angeles...

« En général, ça se passe bien »

Au delta de nombre de ces partenariats, Corinne Champagner Katz constate que dans la majorité des cas, « les maisons aiment travailler ensemble, il y a souvent une recon- naissance mutuelle ». Yves Bensimon relativise d’ailleurs la systématisation du procédé : « Notre marque existe depuis très longtemps, et on pourrait se passer de collaborations. Mais en l’occurrence, elles sont toujours les fruits de belles rencontres. La première, il y a 15 ans avec Jean Paul Gaultier, a été initiée pour l’anniversaire de la tennis. » Rudy Achache, DG de la marque, renchérit : « Chez nous, le travail avec Jean Paul Gaultier s’est reproduit dans le temps, parce que c’était une démarche à long terme. Mais parfois, il faut reconnaître quand l’alchimie ne prend pas, alors on arrête le projet si on ne trouve pas une histoire qui a suffisamment de sens. C’est devenu un outil marketing à la mode pour développer une nouvelle clientèle à l’international notamment, mais je pense que l’effet est plutôt temporaire. »

Vices et vertus des collabs

Elles existent depuis que le monde est mode, mais pourquoi le phénomène s’accélère-t-il ? Selon Herbert Hofmann, il faudrait chercher la réponse du côté des spécialistes du marketing, de plus en plus soumis à la pression de la nouveauté. « Les collaborations sont un bon moyen de multiplier de nouvelles sorties produits, quand il est humainement impossible d’avoir des idées innovantes à cette cadence. En outre, les collaborations permettent aux consommateurs de s’exprimer avec encore plus de subtilité. Dans le cas de Raf Simons x Prada, il était bien vu de présenter ce partenariat sous forme de “conversation” plutôt que “collaboration” parce que c’est un cas de cocréation, une invitation à revoir à la fois les lignes et les règles d’une maison. La clé, c’est de rester organique. » Il rappelle que certaines marques comme Asics ont lancé très tôt des collaborations avec des marques émergentes comme GmbH, et leur a permis de grandir. « C’est courageux, et cela instaure des relations commerciales de longue durée. Les collaborations signées par Highsnobiety le sont justement sans snobisme, elles sont inclusives. On voyage, on vit, on aime manger, on est fan de design, il y a donc des processus qui se font naturellement, comme la collaboration avec le Café de Flore, parce que pendant la Fashion Week, on veut aussi chiller en terrasse. » Loin d’être galvaudées, les collabs offrent à de jeunes marques un kick de popularité, et permettent tout simplement à d’autres de continuer d’exister.

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