Chimamanda Ngozi Adichie : « Nous vivons dans un monde où l'on s'excuse de penser »

Chimamanda Ngozi Adichie : « Nous vivons dans un monde où l'on s'excuse de penser »

Pour définir Chimamanda Ngozi Adichie, il faudrait dire qu'elle est écrivaine, essayiste, activiste, figure majeure de la lutte féministe, militante antiraciste et bien d'autres choses encore. Il faudrait aussi dire que, dans sa vie, la littérature et la pop culture ne cessent de s'entrecroiser. Écrivaine née au Nigeria voilà quarante-quatre ans, elle est l'auteure aussi bien de romans que d'essais, traduits dans près de trente langues. Chimamanda Ngozi Adichie est une femme de son temps – c'est sa conférence Tedx, intitulée « Nous sommes tous des féministes », qui l'a définitivement propulsée au rang d'icône. Car le hasard voulut qu'un jour de 2013 une certaine Beyoncé découvrît cette conférence à la faveur d'un clic sur YouTube. Quinze minutes plus tard, non seulement la star était subjuguée mais également bien décidée à faire entendre plus largement cette voix nouvelle. Et hop, la conférence fut intégrée à une chanson, « Flawless », qui (Beyoncé oblige) fit le tour du monde. Enthousiasmée, la maison Dior en fit des T-shirts. Exaltée, Rihanna en fit des photos, postées sur Instagram, donc méga-commentées, multilikées, maxi-partagées. Et Chimamanda Ngozi Adichie devint incontournable. Loin de se perdre dans ce tourbillon discographico-stylistico-photographique, l'écrivaine a poursuivi la route qu'elle s'était tracée. Huit ans plus tard et des millions de followers plus loin, elle incarne le visage d'un activisme qui ne s'interdit aucun sujet. Éminemment politique, Chimamanda Ngozi Adichie a pris une place singulière, naviguant de la fiction au militantisme, sans que l'une empiète sur l'espace de l'autre, sans que l'une efface la nécessité de l'autre. Enfin, il faudrait dire qu'elle est la fille de Grace Ifeoma et de James Nwoye Adichie, et que tous deux s'en sont allés en l'espace d'un an. De cette perte, elle a fait un livre qui vient de paraître, « Notes sur le chagrin ».

ELLE. QUAND LE BESOIN D'ÉCRIRE SUR LA MORT DE VOTRE PÈRE S'EST-IL FAIT SENTIR ?

CHIMAMANDA NGOZI ADICHIE. J'ai toujours besoin d'écrire quand j'essaie de donner du sens à ce qui m'arrive. Quand je suis gaie, j'écris, quand je suis triste, quand je suis en colère, quand je ne comprends pas quelque chose. Alors, au moment de la perte de mon père, j'ai fait ce qui était pour moi le plus naturel, je me suis assise et j'ai commencé à écrire.

ELLE. LE LIVRE PARLE BEAUCOUP DE SENSATIONS…

C.N.A. Je me souviens que, très vite après l'annonce de la mort de mon père, j'ai été surprise par la façon dont le deuil agissait sur moi. Ce n'était pas ce à quoi je m'attendais. Je pense que je m'étais imaginé que ce serait un genre de tristesse qui ne s'arrête jamais, un sentiment stable et continu. J'ai été étonnée de toute la palette de sentiments que je traversais, de la colère au rire. C'est ce qui m'a donné envie d'écrire.

ELLE. VOUS ÉCRIVEZ À PROPOS DE VOTRE PÈRE : « EST-CE À CAUSE DE LUI QUE JE N'AI JAMAIS EU PEUR D'ÊTRE DÉSAPPROUVÉE PAR LES HOMMES ? JE CROIS QUE OUI. » QUE LUI DOIT VOTRE FÉMINISME ?

C.N.A. Ce qu'a fait mon père pour moi est important. Je devrais dire mon père et ma mère. C'est grâce à eux deux que j'ai pu me faire confiance. Grâce à eux, je sais d'où je viens, je sais qui je suis. Mais, parce que nous vivons dans un monde dominé par les hommes, je pense que le père est très important pour une fille. Il forge la façon dont elle pense sa place et la place des hommes dans le monde. Mon père aimait que je sois quelqu'un qui ne mâche pas ses mots, il m'incitait à poser des questions, il m'a aussi permis de réaliser que je n'avais pas besoin de jouer un rôle ou de faire semblant d'être quelqu'un d'autre pour obtenir l'approbation d'un homme.

ELLE. DIRIEZ-VOUS QUE VOS PARENTS ÉTAIENT FÉMINISTES ?

Chimamanda Ngozi Adichie : « Nous vivons dans un monde où l'on s'excuse de penser »

C.N.A. Je crois qu'ils ne se définissaient pas du tout comme ça. D'ailleurs, si vous leur aviez posé la question ils auraient probablement dit qu'ils ne l'étaient pas. Mais je pense que, sur beaucoup de points, ils l'étaient. Et, en même temps, nous avons souvent eu des désaccords. La plupart du temps sur des questions qui portaient sur la culture, les traditions. Je suis igbo et très fière de l'être, mais il y a des choses dans cette culture que je trouve misogynes. Par exemple : la dot. La famille du marié paie une certaine somme à la famille de la mariée, ce qui peut donner le sentiment que l'homme achète sa femme. Dans ma famille, mon père a rendu cette dot symbolique, ni le mari de ma sœur ni le mien n'ont donné d'argent. Mais la plupart des gens le font. Mes parents ne comprenaient pas ma position sur ce sujet. Ils pensaient que ce n'était pas misogyne, que c'était juste l'expression d'une culture. Dans leur esprit, personne n'achetait personne. Pour moi, bien sûr, tout ça est symbolique, mais ce que ce symbole véhicule est problématique, voire dangereux.

© Manny Jefferson

ELLE. DEPUIS LE DÉBUT DE LA PANDÉMIE, LES DROITS DES FEMMES SONT FORTEMENT MIS À MAL PARTOUT DANS LE MONDE. COMMENT ANALYSEZ-VOUS CE PHÉNOMÈNE ?

C.N.A. Ça ne me surprend pas du tout. Très peu de temps après le début de la pandémie, la violence domestique s'est accrue. Elle était déjà très présente avant l'épidémie mais le confinement a démultiplié le phénomène. La pandémie a aussi modifié la dynamique de nombreux couples car, soudain, les femmes se sont aperçues que, même si dans le cadre professionnel elles bénéficiaient d'une certaine égalité, à l'intérieur du foyer les choses étaient très différentes. À la faveur du confinement, les femmes de la classe moyenne et de la classe supérieure ont soudainement réalisé qu'une inégalité criante demeurait et que leurs compagnons attendaient tout naturellement d'elles qu'elles s'occupent des tâches ménagères. C'est une prise de conscience qui, souvent, avait été masquée par le fait que beaucoup d'entre elles emploient des femmes de ménage ou des aides à domicile. Mais soudain, fini le bureau, finie la vie à l'extérieur, finie la femme de ménage, vous êtes chez vous avec vos enfants et vous réalisez : mon Dieu, c'est moi qui fais la plupart des tâches ménagères ! Mais ça ne devrait pas nous surprendre. S'il y a des « zones d'inégalité » dans une société, et il y en a, alors les personnes qui occupent les places les plus inégalitaires seront forcément les plus impactées par la pandémie. C'est la même chose pour la race. Quand j'entends des Américains s'étonner du fait que cette crise ait plus affecté la communauté noire ou que le taux de pauvreté y soit plus élevé, je me demande toujours ce qui peut bien les surprendre là-dedans. Si vous vivez dans une société qui a le racisme comme socle, bien sûr que ceux qui sont désignés comme devant occuper les places les plus basses seront aussi ceux qui subiront le plus durement les crises.

ELLE. VOUS VIVEZ ENTRE LES ÉTATS-UNIS ET LE NIGERIA. QUELLE EST LA SITUATION DES FEMMES À LAGOS ?

C.N.A. Au Nigeria, la classe sociale fait vraiment la différence. Il y a tellement de femmes qui vivent de salaires journaliers, qui ont des petits commerces, des échoppes de rue… Pour elles, la pandémie et le confinement ont été désastreux, elles ont été frappées de plein fouet par les conséquences de l'interdiction de sortir.

ELLE. PENDANT CETTE PÉRIODE, AUSSI BIEN AU NIGERIA QU'AUX ÉTATS-UNIS, LA QUESTION DES BRUTALITÉS POLICIÈRES A PRIS UNE PLACE CENTRALE AVEC, AU NIGERIA, LE HASHTAG #ENDSARS, POUR APPELER À L'INTERDICTION D'UNE UNITÉ DE LA POLICE ACCUSÉE DE CRIMES ET DE DÉLITS, AUX ÉTATS-UNIS, BLACK LIVES MATTER, QUI A REDOUBLÉ D'AMPLEUR SUITE À LA MORT DE GEORGE FLOYD. QUELS SONT POUR VOUS LES POINTS COMMUNS ENTRE CES MOUVEMENTS ?

C.N.A. D'abord, l'émergence d'une nouvelle génération. Au Nigeria, toute une jeunesse s'est mise à manifester pacifiquement pour s'élever contre l'injustice. C'est très enthousiasmant et stimulant de voir ça. Black Lives Matter a permis de faire des brutalités policières un sujet mondial. L'autre point commun que je vois entre ces mouvements, c'est qu'ils n'auraient pas pu se déployer sans les réseaux sociaux. Au Nigeria, le mouvement #EndSARS a pu exister parce que tous ces jeunes se sont organisés sur les réseaux. Le pays est censé être une démocratie mais c'est loin d'être le cas, le gouvernement a très souvent tendance à réécrire l'histoire. Les réseaux sociaux ont permis de raconter une version différente de la version officielle.

ELLE. VOUS PARLEZ DES RÉSEAUX SOCIAUX. QUELLE RELATION ENTRETENEZ-VOUS AVEC CES DERNIERS ?

C.N.A. Très ambivalente. D'un côté, comme je le disais à propos de #EndSARS, c'est un outil formidable mais, de l'autre, on voit que c'est devenu un lieu où la censure est reine. On y rétrécit le discours. Et je pense que c'est très triste parce que, pour beaucoup de jeunes, c'est le seul lieu qu'ils utilisent pour avoir accès à l'information. Tout ce qu'ils savent de ce qui arrive dans le monde vient de TikTok, Instagram ou Twitter. Les réseaux sociaux sont là pour durer, et je ne crois pas que la réponse soit de se mettre la tête dans le sable et d'éviter le sujet, parce que c'est une réalité de notre monde. Pendant longtemps, je ne voulais pas du tout être sur ces réseaux, mais j'ai appris que si vous ne racontez pas votre histoire vous-même, d'autres le feront à votre place. Pour moi, c'est un moyen d'avoir la main sur mon histoire et de « partager » avec mes fans certaines de mes activités. Et je dois dire que j'ai trouvé sur Instagram un grand réconfort au moment de la mort de mon père, puis de ma mère. Généralement, je ne lis pas les commentaires qui sont sous mes posts, mais là je l'ai fait et j'ai été très émue par la gentillesse qui s'en dégageait.

© Manny Jefferson

ELLE. VOUS ÉVOQUEZ L'ASPECT NÉGATIF DES RÉSEAUX SOCIAUX ET NOTAMMENT LA CENSURE. EN TANT QU'ÉCRIVAINE, PENSEZ-VOUS QUE CETTE FORME DE CENSURE AURA UN IMPACT SUR LA CRÉATIVITÉ ARTISTIQUE, ET SUR LA FICTION EN PARTICULIER ?

C.N.A. Je pense que la censure et l'autocensure que génèrent les réseaux sociaux ont déjà aujour­d'hui de terribles conséquences pour l'art et la créativité. Les gens sont devenus hyper prudents car ils savent que des malentendus sont très vite arrivés. Certaines per­sonnes en viennent à intenter des actions contre des personnages de fiction. Mais nous ne vivons pas dans un monde parfait, et les artistes doivent être capables de raconter cette complexité. Ce qui veut dire qu'ils doivent pouvoir écrire sur des personnages atroces, des personnages racistes, sexistes, qui tiennent des dis­cours terribles, parce que le monde est ainsi. Or, là, je vois des gens terrifiés d'aborder certains sujets parce qu'ils sont devenus des terrains minés. Je vois aussi des jeunes gens effrayés à la simple idée d'émettre une opinion parce qu'à la minute où il la publie, d'autres leur disent : « Comment peux-­tu écrire ça ? », et la seconde d'après ils s'excusent. Nous vivons à présent dans un monde où l'on s'excuse de penser, c'est terrible. Je pense souvent à toute cette créativité que nous avons perdue, toutes ces œuvres d'art qui n'existeront jamais à cause de cette peur. Et ce, d'autant plus que l'industrie de l'édition a mis en place une nouvelle profession, des « lecteurs en sensibilité », chargés de veiller à ce que les œuvres littéraires ne contiennent rien qui puisse heurter ou offenser un certain public, voire le public en général. Ce que ça va produire, c'est une littérature banale qui ne prendra plus aucun risque et ne nous apprendra plus rien sur le réel.

ELLE. UNE VISION UN PEU RELIGIEUSE DU MONDE, OÙ NOUS SERIONS SOMMÉS D'ÊTRE DES ANGES ?

C.N.A. Oui c'est ça, encore que, dans la religion, il est dit que nous sommes imparfaits. Dans la religion chrétienne, par exemple, Jésus est présenté comme celui qui vient racheter les pécheurs. Ce qui, d'une certaine façon, veut donc dire que la chrétienté attend de nous que nous soyons imparfaits, sinon nous n'aurions pas besoin du Christ. [Rires.]

ELLE. QUE PEUT-ON FAIRE POUR LUTTER CONTRE CETTE CENSURE ?

C.N.A. J'essaie de ne pas être désespérée, je réfléchis beaucoup à ça. Je pense qu'il faut qu'il y ait plus de gens qui prennent la parole sur ce problème de censure. Il y a de nombreuses personnes qui s'inquiètent de la façon dont les choses tournent et qui ne disent rien parce que c'est plus simple. Je les comprends, mais j'ai l'impression que, maintenant, il faut qu'elles parlent, autrement il sera trop tard.

ELLE. LA PLACE OCCUPÉE PAR LA NOTION D'IDENTITÉ DOIT-ELLE ÊTRE REPENSÉE ?

C.N.A. Je pense que l'identité est une notion importante et j'entends par là qu'elle est une notion impor­tante pour tous. Je précise parce qu'en Occident souvent les gens pensent qu'il n'y a que les person­nes non blanches qui ont une iden­tité. Les Blancs sont donc juste des gens et les non­Blancs, eux, ont une « identité ». [Rires.] Je pense que tout le monde a une identité et qu'elle est importante parce qu'elle dit là d'où nous venons. Mais c'est comme si, à présent, c'était la seule chose qui comptait, comme si ce que l'on est était plus important que ce que l'on fait. Je suis ravie d'être une femme noire née au Nigeria, mais je n'ai rien choisi de tout ça. En revanche, j'ai choisi d'être une écrivaine, d'être une intellectuelle, d'être une essayiste, de m'intéresser à la politique, et, pour moi, tout ça compte beaucoup plus que ce que je n'ai pas choisi parce que c'est ça qui permet de pouvoir commencer à échanger des idées. Et, à la fin, qu'est-­ce qui compte ? Pour moi, l'essentiel est d'essayer de rendre le monde un peu meilleur. Ça semble un peu naïf et simpliste comme but, mais, au fond, qu'est-­ce qu'il y a de plus intéressant ? l

« NOTES SUR LE CHAGRIN », de Chimamanda Ngozi Adichie (éd. Gallimard).