De la Chine à Air France, l'incroyable succès de la laiterie Isigny Sainte-Mère

De la Chine à Air France, l'incroyable succès de la laiterie Isigny Sainte-Mère

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Isigny Sainte-Mère, c’est d’abord l’histoire d’une petite coopérative laitière fondée en 1909 par quelques dizaines de producteurs laitiers à Isigny-sur-Mer, dans la région du Bessin, à l’extrémité ouest du Calvados. Ici, les vaches de race normande aux taches brunes et aux yeux maquillés de noir broutent l’herbe d’un ancien marais salant, ce qui donne à leur lait bien gras une saveur particulière. «La notoriété de nos produits remonte au XVIIIe siècle. A l’époque, toute la production laitière normande partait du port du village. On exportait déjà du beurre jusqu’au Brésil», raconte Simon Frileux. Mais nos éleveurs normands ne s’en contentent pas. Dès 1947, ils décident d’investir dans la première tour de séchage par atomisation de France. Une technologie qui produit de la poudre de lait en grande quantité. Cette innovation leur permet de se lancer très tôt dans le lait infantile, et de diversifier l’activité. En 1980, la coopérative fusionne avec sa voisine de la Manche à Sainte-Mère-Eglise. D’où le nom actuel Isigny Sainte-Mère.

Ici, on ne transige pas avec la qualité. En témoignent les 300 prix obtenus au Concours général agricole, matérialisé au siège par un mur de plaques métalliques: «C’est la fierté de l’entreprise! Mais la concrétisation, ça a surtout été l’appellation d’origine protégée (AOP), que nous avons obtenue de longue lutte en 1986», relate le DG Daniel Delahaye. Ce précieux label s’affiche sur une partie des crèmes et des beurres de la laiterie. C’est la garantie d’un lait riche en matière grasse, puisque le troupeau doit être constitué d’un minimum de 30% de vaches normandes, les autres étant des Holstein. Et toutes ces bêtes doivent pâturer sept mois à l’extérieur sur des prés composés d’au moins 50% d’herbe. Quand c’est du fourrage, il doit provenir de l’aire géographique. « Le produire local, l'absence d'élevage intensif, ce sont des valeurs de plus en plus appréciées par le consommateur», se réjouit Simon Frileux. Un produit dont les Français ne se lassent pas. La crème épaisse d’Isigny a connu une progression de ses ventes de 25% cette année, contre seulement 8% pour l’ensemble du segment (1).

Voilà pour le côté bocage. Mais, loin de la petite ferme perdue au milieu des champs, Isigny dispose d’un outil industriel puissant, alimenté par un ballet incessant des camions-citernes de lait. Un vaste bâtiment blanc abrite les activités beurre, crème et fromage de l’entreprise. Au milieu du bruit régulier des bocaux qui s’entrechoquent, Miguel Mullois, adjoint beurre et crème, scrute la buse qui injecte le produit dans les pots: «Elle est un peu liquide aujourd’hui. C’est une matière vivante qui varie en fonction de la météo, du lait ou des ferments.» Tous les produits sont fabriqués à partir de lait fermenté. En particulier les fromages qui s’affinent dans plusieurs pièces du bâtiment. Pour le beurre, une imposante vis sans fin en acier inoxydable malaxe lentement la matière pour l’acheminer dans une tuyauterie. En bout de chaîne, une petite astuce permet de donner un aspect plus traditionnel au produit. Une machine plus que cinquantenaire détient le secret de l’emballage moulé à la main: «L’idée, c’est de ne pas finir avec un cube de beurre parfaitement régulier.» De petites plaques mécaniques plient le papier pour donner une forme ovale et un peu plus artisanale au produit. L’usine tourne à plein régime. Miguel Mullois aimerait pouvoir pousser les murs: «Ici, on est déjà au maximum de ce que l’on peut faire au niveau stockage, machines ou personnels. Il va falloir agrandir!»

Seulement voilà, le «gisement de lait», comme on dit ici pour désigner le terroir, n’est pas extensible. «On gère la pénurie, face à une demande très forte», explique Simon Frileux. Autrement dit, la marque est en position de force pour imposer ses prix. Un tiers de la production est vendue aux crémeries et fromageries, un tiers aux restaurateurs et boulangers, et un tiers aux grandes surfaces. Dans ce Carrefour parisien, sa crème fraîche s’affiche à 1,60 euro les 20 centilitres contre 0,98 euro pour la bio à la marque de l’enseigne. A l’image de son logo qui n’a pas changé depuis quarante ans, une laitière chevauchant un âne sous un pommier, les innovations de l’entreprise sont rares. Elle a lancé l’année dernière des crèmes «festives» au foie gras, au calvados et aux morilles. «Ça a très bien marché pendant les fêtes, surtout dans les épiceries ou les rayons à la coupe», sourit Simon Frileux.

De la Chine à Air France, l'incroyable succès de la laiterie Isigny Sainte-Mère

Pour affirmer son positionnement haut de gamme, Isigny communique habilement. Le beurre d’Isigny se retrouve par exemple sur les plateaux de la business class d’Air France. La laiterie fait aussi des coups médiatiques. En mai dernier, le JT de TF1 consacrait un portrait à un apprenti boulanger, vainqueur du concours du meilleur croissant au beurre d’Isigny. Le logo de l’entreprise était bien en vue sur le plan de travail... Normal, c’est la coopérative qui organise le concours.

Outre l’image de marque, la clef du succès des Normands, c’est la fameuse équation laitière: 1 litre de lait de vache permet de produire 50 grammes de beurre et 100 grammes de poudre de lait écrémé. Ce résidu de fabrication, appauvri en matière grasse, est soumis aux cours mondiaux et donc peu rentable. La coopérative est une des premières en France, avec Guigoz, à avoir trouvé la solution pour valoriser cette poudre. Dès 1952, elle se lance dans la production de lait infantile. La recette: 25% du lait écrémé, auquel l’industriel ajoute des matières grasses, des protéines solubles, des vitamines et divers éléments lactés. Grâce à cette formule, les 100 grammes de lait écrémé perdus se transforment en un produit parapharmaceutique à forte valeur ajoutée. «Nos marges sont aussi importantes sur le lait infantile que sur les crème-beurre-fromage, c’est la base de notre business model», se satisfait Daniel Delahaye. La modernité a même pris le pas sur la tradition, puisque la poudre de lait représente aujourd’hui 65% du chiffre d’affaires, en hausse de 17% en 2020.

Et ce, grâce au marché chinois! En 2017, Isigny Sainte-Mère y a exporté plus de 20 millions de pots de lait infantile: un produit vendu en moyenne 45 euros les 900 grammes sous la marque chinoise Biostime. En 2008, la crise du lait contaminé avait conduit le géant asiatique à importer massivement. Isigny en a profité. «Mais le lait infantile est un milieu très concurrentiel, il faut sans cesse investir et innover. Je dors très peu», explique le patron, toujours entre deux avions malgré ses 72 ans. En Chine, «les producteurs et les autorités locales ont fait de gros efforts de régulation et, petit à petit, les Chinois se tournent à nouveau vers leur production domestique», explique Guillaume Le Du, spécialiste agriculture au journal «Ouest-France». Alors, pour sécuriser ce marché, Isigny Sainte-Mère a fait entrer son partenaire chinois au capital, à hauteur de 20%. Biostime participe aussi au financement de la nouvelle tour de séchage U3 qui devrait entrer en service à la fin de l'été.

Produits labellisés, lait infantile haut de gamme: la valorisation du lait normand fait le bonheur des éleveurs. Selon le classement du magazine «L’éleveur laitier», qui a comparé les prix de 56 laiteries françaises, Isigny Sainte-Mère est celle qui paie le mieux ses agriculteurs: 399 euros la tonne en 2020, voire 450 pour ceux qui ne font que de la normande. A Méautis, à une vingtaine de kilomètres d’Isigny, Bertrand et Nathalie Marie affichent un timide sourire devant leur fiche de paie: «C’est un peu Noël avant l’heure, on vient de toucher 30.000 euros de prime annuelle de la part de la coopérative», se réjouit le couple d’éleveurs qui est à la tête de 130 vaches.

Tandis qu’il prend de bonne grâce la pose devant un vieux camion à lait, Daniel Delahaye évoque l’avenir de la coopérative. Depuis le Brexit, la coopérative a perdu 40% de son chiffre d’affaires au Royaume-Uni, son premier marché européen. Cela n’inquiète pas le directeur général, qui exporte déjà ses produits dans 40 pays: «Là, nous commençons à travailler avec des pays d’Afrique, et nous renforçons notre présence dans la ceinture sino-asiatique.» En Asie, la marque et la tradition française ont la cote. Isigny Sainte-Mère a ainsi ouvert des boutiques franchisées à son nom en Corée du Sud. Un gros coup pour le patron: «C’est un partenariat avec Hyundai, on est dans un beau centre commercial avec des voisins comme Dior ou Chanel.» La crème de la crème.

Les chiffres

Son lait infantile nourrit des dizaines de milliers de bébés chinois

Spécialiste du lait infantile, Isigny nourrit chaque jour 2,5 millions de bébés dans le monde. Son premier débouché : la Chine, où elle est associée à Biostime, sixième acteur du pays. Pour sécuriser ce marché, la coopérative a fait entrer Biostime à son capital à hauteur de 20%. Le chinois participe aussi au financement de la nouvelle tour de séchage qui entrera bientôt en service.

(1) Source: données IRI - CAM P3 arrêtées au 7 mars 2021

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