Gazette des femmes Ceci est mon lait, tiré pour vous

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Comme le don de sang, le don de lait maternel sauve des vies. Surtout chez les grands prématurés. Si l’Europe est largement en avance en matière de banques publiques de lait, ici, la pratique tarde à s’étendre.

Il y a , en Angleterre, une petite puce de moins de 600 grammes voyait le jour aprèsde vie in utero. Elle était bien développée, mais son gros intestin était sévèrement mal formé, la rendant incapable d’absorber assez de nutriments pour vivre. Même après une lourde intervention chirurgicale, elle devait être alimentée par intraveineuse, ce qui endommageait son foie. Le processus a donc été stoppé.

Désespérés, les médecins avaient cessé de croire à sa survie. Ses parents l’ont ramenée à la maison. Comme la mère était incapable de l’allaiter pour des raisons de santé, ils se sont tournés vers les banques de lait maternel. Peu à peu, le bébé a pris du poids. Pendant plus d’un an, elle a consommé le liquide généreusement donné par d’autres mamans. Aujourd’hui, le petit être fragile est devenu une préadolescente en pleine santé.

Cet exemple, parmi des milliers, illustre l’intérêt des banques de lait maternel, également appelées lactariums. Leur fonctionnement est semblable à celui des banques de sang. Du lait maternel y est collecté, analysé, traité et redistribué sur prescription médicale à des bébés nés avant terme ou présentant de graves maladies digestives immunologiques et allergiques. Ces banques viennent notamment en aide aux grands prématurés — les bébés nés à moins de 32 semaines ou pesant moins de 1 500 grammes. Elles sauvent même des vies.

L’Europe compte 166 lactariums. Douze autres devraient voir le jour d’ici peu. La championne en la matière est la Suède qui, pour neuf millions d’habitants, en possède 28.

En Suisse, un pays à la population comparable à celle du Québec (huit millions d’habitants), il existe six banques de lait maternel; la plus ancienne a été créée en . Elles se trouvent toutes dans des hôpitaux publics pour enfants ou offrant des services de gynécologie. En , 820 litres de lait de donneuses ont été distribués à 454 nourrissons, pour la plupart de grands prématurés.

Le Canada, lui, compte deux banques de lait maternel. La plus ancienne se trouve en Colombie-Britannique et existe depuis . L’autre a été mise en activité à Calgary plus tôt cette année par Jannette Festival, une infirmière de formation. Celle-ci affirme que dès son ouverture, la banque albertaine a croulé sous les offres et les demandes.

Le Québec prend son temps

En , la banque de sang Héma-Québec remettait une étude de faisabilité au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) sur la création éventuelle de la première banque de lait maternel au Québec. Selon les scénarios retenus, celle-ci coûterait environ 580 000 $ aux contribuables québécois annuellement, en plus d’un investissement initial de 800 000 $ qui serait fourni par la Fondation Héma-Québec.

« Chaque année, une banque de lait maternel permettrait aux services de santé en néonatalogie d’économiser environ 1,25 million de dollars, en plus de sauver la vie d’une vingtaine de nouveau-nés », affirme Valérie Legault, agente d’information chez Héma-Québec. Elle ajoute qu’annuellement, le lait de plus ou moins 265 donneuses serait nécessaire et que près de 1 190 grands prématurés bénéficieraient de la banque publique. Or, un an et demi a passé depuis le dépôt de l’étude, et le MSSS ne s’est toujours pas prononcé sur le sujet, sans qu’on sache pourquoi.

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Dans le cadre de sa politique de périnatalité –, le MSSS s’est engagé à examiner la possibilité de mettre sur pied des banques de lait maternel. Selon Noémie Vanheuverzwijn, responsable des relations avec les médias au MSSS, le gouvernement a analysé l’étude d’Héma-Québec et les travaux se poursuivent afin de choisir la meilleure avenue possible. « Un ensemble de dimensions légales, financières, organisationnelles et de santé sont à considérer. Au terme de ces travaux, une décision sera prise dans l’intérêt de la santé des bébés prématurés, dans les meilleurs délais », a-t-elle fait savoir sans autre précision.

Beau, bon, pas cher

Consultante en allaitement et en lactation à l’Hôpital pour enfants de Saint-Gall, en Suisse, Kerri Frischknecht est convaincue de l’intérêt des banques de lait maternel. « Souvent, la lactation de la mère se met en route plus tard que l’accouchement lorsqu’il survient prématurément. » Le corps de la mère serait biologiquement programmé pour nourrir un bébé né à terme (à plus ou moins 40 semaines). Sans compter que les mères de bébés prématurés sont souvent fatiguées et éprouvées, ce qui ne favorise pas la lactation. « Le lait de donneuses, plus digeste que le lait de vache en poudre du commerce, permet de nourrir le bébé en attendant que la mère puisse l’allaiter. Même si le lait de donneuses n’est pas aussi bénéfique pour un grand prématuré que celui de la mère (fait sur mesure, parfaitement adapté aux besoins du bébé et non pasteurisé), ses qualités nutritives surpassent de loin celles du lait vendu sur les tablettes. »

Certes, les banques de lait maternel exigent beaucoup de travail et coûtent des sous, admet Kerri Frischknecht, qui représente aussi la Suisse à l’European Milk Bank Association (European Milk Bank Association). « Mais elles contribuent à réduire les infections et les problèmes digestifs », fait-elle valoir. Avec pour résultat que de nombreux bébés nés prématurément rentrent à la maison plus rapidement, ce qui engendre des économies.

Bien que les donneuses ne soient pas rémunérées, recueillir, contrôler, pasteuriser et congeler le lait maternel est un processus dispendieux, affirme le pédiatre Riccardo Pfister, président de la Société suisse de néonatalogie, qui endosse la création de banques de lait maternel depuis . Mais l’hospitalisation d’un grand prématuré l’est encore davantage, fait-il remarquer : elle peut coûter de 100 000 à 200 000 francs suisses (environ l’équivalent en dollars canadiens).

Le pédiatre, qui est aussi responsable de l’unité de néonatalogie des Hôpitaux universitaires de Genève, rappelle cependant que l’utilisation du lait maternel n’est pas sans risques; le lait peut être vecteur de maladies ou d’infections. Il souligne par ailleurs que les donneuses — le plus souvent des mères de nouveau-nés — doivent correspondre à un profil précis pour assurer la qualité du lait. « Elles ne doivent pas fumer, boire ni consommer de drogues ou de médicaments, et ne doivent pas être porteuses du VIH ou de l’hépatite. »

Un geste altruiste

Monitrice à la Ligue La Leche à Montréal (une organisation internationale à but non lucratif qui soutient l’allaitement), Kathleen Couillard est favorable à la mise sur pied d’une banque publique de lait maternel. « Comme le don de sang, le don de lait est un geste altruiste qui vise à venir en aide à d’autres êtres humains », explique-t-elle. Une action généreuse, mais aussi féministe, selon elle. En valorisant l’importance du lait maternel pour la santé des nouveau-nés, Mme Couillard estime que le don de lait contribue à faire reconnaître la valeur de l’allaitement, et donc à renverser le courant de pensée selon lequel les particularités biologiques des femmes sont vues comme un obstacle à leur épanouissement. « L’allaitement ou le don de lait n’est pas un esclavage, mais un accomplissement. »

L’experte en microbiologie et immunologie s’interroge sur la dépréciation des fonctions biologiques des femmes par un certain courant féministe, comme celui qui établit un parallèle entre le don de lait maternel et le phénomène des nourrices. « Au , en Occident, le don de lait se fait sur une base volontaire. Il n’est pas restreint à une classe sociale moins favorisée qui en dépendrait pour sa subsistance. » Elle rappelle que le lait est recueilli pour les bébés fragiles, dont la mère ne peut fournir son propre lait, et non pour les enfants de femmes qui choisissent de ne pas allaiter pour des raisons personnelles.

La création de banques de lait semble également conforme aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé et de l’UNICEF. En , les deux agences internationales publiaient une directive soulignant que la meilleure option pour un bébé qui ne peut être nourri du lait de sa mère (au sein de préférence, sinon tiré) est le lait pasteurisé d’une autre femme. Le lait de substitution, produit industriellement, ne contient pas d’anticorps et ses protéines bovines le rendent moins digeste.

Le Québec emboîtera-t-il le pas? Le MSSS nous le dira.

Mon lait via Facebook

En , lorsqu’un énième lait de vache en poudre pour bébés est apparu sur le marché canadien, la Montréalaise Emma Kwasnica, mère de deux enfants et aspirante sage-femme, a décidé de réagir. C’est ainsi qu’est né sur Facebook le réseau mondial virtuel Human Milk 4 Human Babies (MSSS), qui veut promouvoir l’« alimentation des bébés et des jeunes enfants du monde par le lait maternel ». Depuis, des milliers de femmes de plus de 50 pays donnent et reçoivent gratuitement du lait maternel grâce à ce réseau informel géré par 300 bénévoles, sans soutien financier.

Le succès fulgurant de HM4HB a amené Santé Canada et la Food and Drug Administration américaine à réagir à leur tour en publiant un avis sur les risques potentiels du partage de lait maternel. Ce qui n’a en rien diminué la popularité de HM4HB.

Dans sa page Facebook le réseau souligne qu’il ne soutient pas la vente de lait maternel, ni la publicité ou les activités lucratives connexes. Sa plateforme est fondée sur des valeurs telles que la générosité, la solidarité, l’empathie, la responsabilité personnelle, le respect, l’honnêteté et l’amour. Il se défend en outre d’être responsable des choix et des décisions de ses membres, qu’il encourage à « s’éduquer sur les risques, bénéfices et alternatives (sic) » liés au lait maternel. HM4HB rappelle que les substituts du lait maternel ne sont pas sans risques et que le partage de lait maternel est une tradition qui existe depuis toujours, dans toutes les cultures.