Libérer l’amour hétérosexuel de l’héritage du patriarcat Recevez les alertes de dernière heure du Devoir

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Après Sorcières : la puissance invaincue des femmes (Zones, 2018), ode à l’indépendance féminine à travers les siècles qui s’est écoulé à plus de 200 000 exemplaires, la journaliste et essayiste Mona Chollet publie Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles. L’amour est-il avant tout une affaire de femmes ? Comment faire pour que les hommes deviennent d’authentiques hétérosexuels, pour qu’ils se mettent à aimer les femmes pour ce qu’elles sont et ce qu’elles peuvent devenir ?

« C’étaient des interrogations liées à ma vie personnelle, mêlées à tout ce que je voyais dans mon entourage, aux discussions avec les amis, explique Mona Chollet, jointe à Paris. Et plus largement aussi à tout ce que je pouvais voir en observant la société, la question des violences conjugales ou des féminicides, qui commencent très souvent par des histoires d’amour ou par ce qui en a l’air », confie l’autrice née en 1973 à Genève, qui n’avait pas spécialement envie, au départ, de se pencher sur le sujet.

Photo:Mathieu Zazzo Zones La journaliste et essayiste Mona Chollet

« Pour tout le monde, l’amour est toujours un peu une sorte de jardin secret. On n’a pas forcément envie d’interroger les représentations qu’on a. On a envie de croire que tout est spontané, que ça échappe aux lois sociales, aux rapports de force. Et c’est toujours dur de réaliser que ce n’est pas le cas. C’est une réalité qu’on n’a pas forcément envie de regarder », ajoute-t-elle, soulignant n’avoir jamais elle-même vécu de relation amoureuse toxique.

Mais le thème a fini par s’imposer à l’essayiste, après avoir exploré des sujets comme les injonctions à la beauté de l’industrie de la mode et des cosmétiques ou l’espace domestique. Puisant surtout aux sources d’un certain féminisme des années 1970 et 1980, truffé de lectures et de références, sans craindre non plus de recourir à l’expérience personnelle, Réinventer l’amour examine ainsi « l’arrière-plan culturel » sur lequel l’amour se déploie, marqué le plus souvent par « la frilosité et le manque d’imagination ».

Pour en finir avec Tristan et Iseut

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Mettant au jour les rouages du patriarcat (« un système d’organisation sociale où les hommes exercent le pouvoir et détiennent l’autorité dans tous les domaines »), elle rappelle comment nos représentations romantiques sont construites sur la sublimation de l’infériorité des femmes, examine les mécanismes des violences conjugales ainsi que les valeurs très différentes qu’hommes et femmes accordent à l’amour.

Mona Chollet déplore que, dans nos sociétés, l’amour soit trop souvent vu (et vécu) comme une affaire de femmes. Alors qu’à l’inverse, la passion — à la façon de Tristan et Iseut — serait la grande affaire des hommes. Ce qui à ses yeux témoigne d’« une sorte de conditionnement au mépris de l’amour ».

À propos de Belle du seigneur, d’Albert Cohen — un écrivain dont la misogynie personnelle ne faisait aucun doute —, souvent considéré comme l’un des grands romans de la passion amoureuse au XXe siècle, elle fait ainsi remarquer que la passion idéalisée permet au protagoniste masculin de ce roman-fleuve de rester enfermé dans sa vision immature des femmes. C’est en le relisant, des années plus tard, qu’elle a pu mesurer tout ce que le féminisme lui fait gagner en lucidité…

Convoquant aussi bien romans et essais que BD et séries télévisées, l’essayiste, aussi cheffe d’édition au Monde diplomatique depuis 2016, fait feu de tout bois. « C’est un peu le lieu actuel de l’audace. C’est là qu’on voit apparaître des personnages novateurs, ça bouscule les stéréotypes auxquels on est habitués. C’est un réservoir inépuisable de représentations stimulantes, nouvelles et modernes, plus en phase avec la société », dira-t-elle, parlant des séries télévisées, de Normal People à Sex Education, en passant par Mad Men.

Dans un chapitre troublant sur les femmes qui tombent amoureuses de tueurs en série, évoquant le syndrome du Saint-Bernard, elle rappelle que le « monde tourne beaucoup trop grâce au dévouement féminin, et beaucoup trop de gens en abusent ».

Comment en sortir ? « En y étant attentif, tout simplement. Ce qui est souvent valorisé chez les femmes, c’est le don de soi, la douceur, la compréhension, le fait d’être une sorte de recours pour toutes les personnes de leur entourage. Je pense que c’est très destructeur, parce qu’on nous enlève une sorte de signal d’alarme, qui devrait nous inviter à prendre soin de nous-mêmes aussi et avant tout. Il faudrait qu’on apprenne aux filles qu’elles ont le droit de penser à elles, le droit de se protéger et de faire ce qu’il faut pour défendre leurs propres intérêts. »

Nécessaire révolution intérieure

Certes, dans la nébuleuse féministe d’aujourd’hui, elle sait bien qu’il y a plus radical. Et les critiques du patriarcat et des relations hommes-femmes qui font le moins de compromis émanent souvent d’essayistes homosexuelles (pensons au livre d’Alice Coffin, Le génie lesbien).

Sans invalider, sur le fond, certains constats extrêmes, l’essayiste a senti le besoin de mettre dans cette réflexion lucide un grain de sel plus nuancé. Si elle ne pense pas, comme certaines, « que l’amour hétérosexuel existe simplement pour servir au patriarcat de cheval de Troie dans le cœur des femmes », Mona Chollet croit en « une voie de sortie du monde obstinément patriarcal dans lequel nous vivons ».

Car elle ne s’en cache pas, l’amour « vaut la peine, il mérite qu’on lui consacre de la place, du temps, de l’attention ». « L’amour me donne, écrit-elle, le sentiment d’augmenter un grand coup la flamme sous le chaudron de la vie, au point de la dilater, de la densifier, un peu comme le fait l’écriture. » Mais il lui semble aussi que ce soit là une disposition plus répandue chez les femmes que chez les hommes.

Les jeunes, eux, sauront-ils faire plier les vieux rapports inégalitaires dans les relations hommes-femmes ? Mona Chollet s’autorise un optimisme modéré. « Ça me paraît difficile de juger en bloc, mais ce qui me paraît clair, c’est que les jeunes générations, tout comme les plus anciennes, ont aujourd’hui beaucoup d’outils à leur disposition pour réfléchir aux relations entre hommes et femmes. Il y a une production éditoriale extraordinaire, des comptes Instagram ou Twitter. Pour qui veut s’interroger, poser un regard iconoclaste sur ce qu’on a appris et intégré dans l’enfance, tous les moyens sont là, il suffit de s’en emparer. »

Un appel pressant à une révolution intérieure, qui concerne autant les femmes que les hommes.

Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles

Mona Chollet,Zones, Paris, 2021, 272 pages

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