Il y a un an : disparition de Manu Dibango, le patriarche - Rolling Stone

Il y a un an : disparition de Manu Dibango, le patriarche - Rolling Stone

Le musicien est décédé il y a un an, le 24 mars 2020. Manu Dibango a fait découvrir la musique africaine au monde entier. Sax en bandoulière, sourire reconnaissable entre mille, et surtout un son qui le portera aux plus hauts sommets de la musique. Hommage

Je suis infiniment triste d’avoir perdu mon grand-frère, Manu Dibango, Papa Groove, géant de la musique du XXème siècle et au-delà, immense musicien et compositeur, qui s’apprêtait, de retour d’une tournée au Japon et en Nouvelle-Calédonie, à enregistrer un album de duos de balafons, avant de succomber, au petit matin du 24 mars, du COVID-19.

« Papa – ou Tonton – Manou », était le doyen, le patriarche, le pionnier, de la musique africaine dans le monde, avec son look imparable à la Isaac Hayes glabre : crâne rasé, lunettes noires, haute taille, sax porté comme une trompe inversée. Le premier Noir en Europe, le premier Africain en Amérique.

En Belgique, d’abord, où il se produit, bac en poche, dans les clubs de jazz dès 1956 (Le Tabou, les Anges noirs à Bruxelles, le Moulin Rouge à Ostende, le Scotch à Anvers, le Chat noir à Charleroi), et où il rencontre une artiste blonde, Marie-Josée, dite Coco, qu’il épouse, un des premiers couples interraciaux ; à Paris, à partir de 1965, où il écume ceux de Saint-Germain (les Trois maillets, la Bohême, le Chat qui pêche, le Caméléon, le Billboquet) et notre variété pop (de Gérard Manset à Nino Ferrer dont il fut le chef d’orchestre, en passant par Dick Rivers, Michel Fugain et même Mike Brant).

Dibango, l’international

Aux Etats-Unis où « Soul Makossa » est un immense tube et un phénomène culturel en 1972, avant d’être pillé par Michael Jackson (« Wanna Be Startin’ Something ») puis par Rihanna (« Don’t Stop The Music »), samplé par Jennifer Lopez (« Feelin’ So Good ») et Jay-Z (« Face Off »), cité par les Fugees (« Cowboys » et « Freestyle »), Kanye West (« Lost in the World »), Will Smith (« Getting Jiggy With It »), Eminem (« Do Ray Me »), jusqu’à Beyoncé dans son récent Homecoming Live ; à Londres enfin, où il devient dans les années 80 une icône de l’acid-jazz avec « Abele Dance », produit par Martin Meissonier, qu’on entend dans les films Parole de flic et Less Than Zero, puis avec « Senga Abele », jouant avec le saxophoniste Courtney Pine et le guitariste Simon Booth de Working Week. C’est partant de ce constat que le 14 juillet 1992, aux Francofolies, je lui proposais d’enregistrer pour Fnac Music

Wakafrika, album panafricain entérinant ce statut d’aîné, reprenant des classiques du continent (« Lady » de Fela, « Pata Pata » de Miriam Makeba, « Jingo » de Babaté Olatunji, « Hi-Life » de Wally Badarou, « Emma » des Touré Kounda, « Wimoweh ») ou ses dérivés (« Homeless », « Biko »), en compagnie de ses héritiers (Angélique, Youssou, Salif, Ray, Ladysmith Black Mambazo, King Sunny Adé, Geoffrey Oryema, Papa Wemba, Ray Phiri, Tony Allen, Bonga, etc.) et d’admirateurs venus du rock (Peter Gabriel, Sinéad O’Connor).

Quelques réticences

Il est réticent au début : le panafricanisme, comme Bob Marley (« Africa Unite » et la pochette de Survival), c’est son rêve, mais il a souffert d’y avoir cru au cours de ses tribulations avec pouvoirs, sorciers et mafias, entre Kinshasa, Douala, Yaoundé et Abidjan, où il dirigeait l’Orchestre de la Radio-Télé-Diffusion Ivoirienne dans la seconde partie des années 70, alors pourtant auréolé de son triomphe américain chez Atlantic, en vedette au Madison Square Garden, à l’Apollo avec les Temptations et au Yankee Stadium avec les Fania All-Stars (Mongo Santamaria, Ray Barretto et Willie Colon, avec Jan Hammer et Billy Cobham).

« Comment rêver de panafricanisme là où les nations sont encore sous la coupe du tribalisme et où le complexe colonial continue de mettre le Blanc au-dessus du Noir ? J’ai été victime d’un tribalisme et d’un nationalisme vivace dans des endroits où l’on trouvait aussi de véritables prophètes d’une Afrique unie et conquérante. Je m’aperçois combien ce panafricanisme de combat, conçu à l’étranger, par l’étranger, ou à cause de l’ennemi étranger commun, ne pouvait être qu’illusoire, » écrivait-il dans sa passionnante Balade en saxo dans les coulisses de ma vie (L’Archipel, 2013), suivant le principe de décolonisation conceptuelle du philosophe ghanéen Kwasi Wiredu.

Wakafrika baisse le rideau

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Le budget de Wakafrika sera épuisé avant d’avoir pu y intégrer Paul Simon, et le tremblement de terre du 17 janvier 1994, faisant 72 morts et 8700 blessés alors que le réalisateur George Acogny est en train de mixer l’album à Los Angeles, sonne l’arrêt de sa production. Gabriel veut le publier sur Real World, mais n’en a pas les moyens. Du coup, Wakafrika fait le tour du monde chez Giant, label du manager des Eagles, Irving Azoff. Il permet à Manu de tourner trois mois aux Etats-Unis, de rencontrer Aretha Franklin et de jammer avec Taj Mahal et James Brown, comme il l’avait fait avec Herbie Hancock et Bill Laswell pour l’album Electricafrica quelques années plus tôt, et avec Sly and Robbie à Kingston pour le double Gone Clear.

Je poursuivrai l’aventure chez Mercury en plongeant dans les fontes d’où nous avons exhumé quantité d’enregistrements exceptionnels des années 60 et début 70, exclusivement destinés à l’exportation en Afrique, parfois gravés directement sur des 78 tours pour lesquels il était payé en liquide à la séance. Il m’a fallu négocier dur avec Londres pour octroyer à posteriori un taux de redevances à un artiste qui n’avait pas de contrat ! La compilation résultante, African Soul, The Very Best of Manu Dibango, a connu une sortie mondiale, et présente une musique funk soul qui déchire, inspirée de Stax, Motown et des JB’s, où son jeu de sax arrache autant que celui de King Curtis ou de Junior Walker au même moment. Ecoutez « Dikalo », « HotChicken », « Soul Machine » ou « Big Blow », si vous en doutez. (Elle sera suivie en 2004 d’un longbox 3 CDs plus complet).

Manu tient d’ailleurs à préciser : « Je n’ai pas fait de la musique parce que je suis africain, mais parce que je suis musicien. Je ne joue pas de djembé. Un don n’a pas de race. Mon monde à moi, c’est Charlie Parker, John Coltrane, Louis Armstrong, Hugh Masekela et mon Afrique dans la tête. » Né français à Douala, il a opté pour la nationalité camerounaise, séduit par l’immense classique rumba lingala du Grand Kallé (Joseph Kabasélé) dont il intègre l’African Jazz à Kinshasa, « Indépendance cha cha ». Ensemble, ils vont inventer la musique africaine urbaine. C’est là-bas au Zaïre, où il tient différentes boîtes de nuit, que Manu connaît son premier tube personnel en 1962, « Twist à Léo(poldville) », premier rock africain.

Il était arrivé à quinze ans en France par bateau du Cameroun comme lycéen en 1949, hébergé dans une famille d’instituteurs de Saint-Calais dans la Sarthe en échange d’une pension et de trois kilos de café, titre qu’il donnera à sa première autobiographie (Lieu Commun, 1989). Son compatriote Francis Bebey l’initie au jazz de Louis Armstrong, Duke Ellington, Count Basie, qui lui donneront le goût de diriger des orchestres. C’est que Manu Dibango, on ne s’en rend pas assez compte en France où il est devenu un des symboles des années Mitterrand, mais où on le réduit facilement à ses émissions de télévision pourtant pionnières (Pulsations, Salut Manu !) et où on l’essentialise à cause de son rire éclatant et de sa bonne humeur légendaire en pendant africain d’Henri Salvador, est un colosse de la musique du XXème siècle.

Du Cameroun à la France

Compositeur, chef d’orchestre, découvreur de talents, multi-instrumentiste (sax, orgue, piano, vibraphone, marimba, mandoline, balafon), passant de la soul au jazz comme du gospel aux chants protestants de son enfance, du funk à la chanson française, avec un son et un timbre inimitables, vocal comme musical. Connu pour son humour aussi, comme lorsqu’il enregistrait sa version – instrumentale – du manifeste « Je veux être Noir » de Nino Ferrer. Pour lequel il conservait une affection profonde, conscient d’incarner justement son fantasme d’ethnicité musicale, « Africain à défaut d’être Afro-Américain ».

« C’était un vrai chanteur, à tripes, avec un tonus extraordinaire. Nous les musiciens, on le respectait, ce qui n’est pas toujours le cas des chanteurs, qui font les vedettes autant que de la musique. On se régalait avec lui, c’était pas un chanteur bidon. Un vrai Italien, avec une voix qui arrache. Un bagarreur aussi. Un soir à Bastia, où il tenait à être payé en liquide et pas en chèque, j’ai failli me faire démolir pour le protéger. Lui il cassait surtout des guitares ». Bien plus souvent que Pete Townshend selon Manu, qui lui inspire « Mamadou Mémé » et, passant de l’orgue au sax, dirige ses Requins, dont il fait les Booker T. and the MG’s hexagonaux.

Le Soul Makossa Gang

Il n’aura cesse, à l’instar des Bluesbreakers de John Mayall, des Mothers de Frank Zappa ou des formations de Miles Davis, de faire de son Soul Makossa Gang une formidable école de musiciens : Vincent Nguini (guitare), Armand Sabal-Lecco (basse) et son frère Félix (batterie) deviendront les piliers du groupe de Paul Simon, Jean-Claude Naimro de Kassav’, sa choriste Charlotte Dipanda la chanteuse camerounaise numéro un, Francis M’Bappé, récemment la bassiste prodige abidjanaise Manou Gallo, etc.

« Mamassé, Mamassa, Mama Makossa, it don’t makes sense, but admit it, it’s kinda hot » (« Ça ne veut rien dire, mais avouez-le, c’est super bon ») rappe Charles Hamilton sur ces « Brooklyn Girls ». Comme le bégaiement de Roger Daltrey sur « My g-g-generation », comme les hocquets du rockabilly (traduits en « ah que » de Johnny par les Guignols), comme « Be-Bop-A-Lula », comme le « Awopbopaloobop-Alopbamboom » fondateur de Little Richard dans « Tutti Frutti », le javanais qu’introduit Manu dans le makossa de Douala, c’est du lettrisme, qui dépasse les sensations et les idées pour exprimer l’indicible, intime et universel.

« The First African musician is coming » annonçaient les billboards US des années 70. Manu Dibango a fait mieux qu’incarner le panafricanisme dont les serpents ont failli le tuer : il a lancé la renaissance africaine comme ses idoles du jazz l’avaient fait de l’afro-américaine un demi-siècle plus tôt à Harlem.Le 17 octobre dernier, il donnait au Grand Rex son Safari Symphonique, accompagné par l’Orchestre Lamoureux, où la musique africaine, le jazz et la musique classique se mélangeaient.

Tout sauf de la world : « Je suis incapable de mettre une étiquette sur cette musique. Elle n’est ni africaine, ni occidentale, c’est de la musique, la mienne. Je ne cherche à rien démontrer. Le malheur c’est que les gens veulent généraliser. Tu dois être noir ou blanc. Tu ne peux pas simplement être. Je me considère hybride. J’intègre des codes différents, et je ne culpabilise de rien : ma musique, c’est l’histoire de ma vie et je suis franchement heureux d’avoir pu le faire dans ces conditions au Grand Rex et d’avoir eu un écho. »

Salut Manu, je suis fier de t’avoir connu et de t’avoir accompagné. On n’en fera plus des comme toi. « On est ensemble », comme tu disais. Pour toujours.

Yves Bigot